MADAME BOVARY : LES MOTS ET LA
MATIERE
Proust
a suffisamment montré comment lécriture
flaubertienne tend avant tout à établir sa
propre solidité et cela notamment en liant les
phrases entre elles par le pronom personnel, en les
maçonnant à laide de conjonctions, en
les soutenant par un rythme marqué, en rejetant en
fin de phrase les adverbes (comme plus tard, et dans le
même but, ils le seront en fin de vers chez
Péguy) et surtout en recourant à lemploi
de verbes simples : Le verbe avoir, si solide, est
employé constamment, là où un
écrivain de second ordre chercherait des nuances plus
fines : « Les maisons avaient des jardins en pente.
» « Les quatre tours avaient des toits pointus
».[1]
Cest que le rapport
entretenu par Flaubert à lécriture
nétait pas loin de celui qui dans Un cur
simple pouvait exister entre Félicité et son
perroquet, à cette seule différence que
Flaubert voyait toujours lécriture courir le
risque de limprobable, ny plaçant jamais
toute la confiance quil aurait souhaité. Quand
Flaubert écrit à Louise Colet que
lécriture est la moins mensongère de
toutes les choses mensongères, la formulation
nest pas la marque dune coquetterie de
pessimiste poseur. Elle exprime ce qui en fait aux yeux de
Flaubert lambiguïté fondamentale et
cest peut-être sous cet angle quil faut
lire le premier mot de Madame Bovary. Ce nous, assez
énigmatique, dénote à la fois une
certaine réticence face à
lécriture comme expression du moi
(puisquil ne se résout jamais au je) et un
besoin mutuel fondateur qui lie, au seuil du roman,
lauteur et son uvre. La narration sappuie
sur un narrateur qui sénonce explicitement
tandis que par ce procédé Flaubert entame avec
elle un processus dagrégation présent
tout au long du roman. Certes on a eu raison de montrer la
valeur de discours indirect que prennent certains imparfaits
et donc la distance quils introduisent par rapport
à la narration. Il ne faut cependant pas oublier que
cette distance est fragilisée au regard de ce qui est
la manière traditionnelle de présenter le
discours des personnages (tirets, guillemets, verbes
dénonciation). Les paroles dHomais, de
Charles Bovary, de Rodolphe ainsi que la
bêtise, la suffisance dont elles sont porteuses
se trouvent alors mises sur le même plan que les
choses. La bêtise du discours des personnages se
mêle au reste et, de proche en proche, contamine tout
le roman. Cest pourquoi Proust touche à
lessentiel lorsquil remarque ses images
sont généralement si faibles quelles ne
sélèvent guère au-dessus de
celles que pourraient trouver ses personnages les plus
insignifiants. Mais, pour lécrivain de la
métaphore, cest la marque même de
léchec flaubertien, cest du moins ici que
se cristallise tout lécart séparant les
deux écrivains. Chez Flaubert au contraire la
maladresse de la métaphore est la marque de son
honnêteté. Comme si la plénitude
de lâme ne débordait pas quelquefois par
les métaphores les plus vides, puisque personne,
jamais, ne peut donner lexacte mesure de ses besoins,
ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole
humaine est comme un chaudron fêlé où
nous battons des mélodies à faire danser les
ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.
(II, 12) La scène où Rodolphe écrit la
lettre de rupture (III, 3), et où la bassesse des
motifs nont dégal que
lélégance et le lyrisme des
formulations, est une mise à nu des mécanismes
du langage social. Flaubert ne se fatigue pas à
entrer dans les minauderies de ses personnages et se
contente dun désinvolte se met à
lui dire des tendresses. Cette formule que Proust
relève en plusieurs endroits de
Léducation sentimentale et quil trouve
peu gracieuse est du même esprit que le ils ne
manquèrent pas à faire des phrases de la
« scène du lac » entre Emma et Léon.
Ce faire des phrases assez sec, et quutilisait
Flaubert dans ses lettres, est surtout la marque dun
profond mépris pour le mimétisme
interchangeable des conversations amoureuses. Cest au
contraire le manque de grâce des personnages qui
intéresse Flaubert. Proust dailleurs le sait
bien, ce qui fait la beauté dune phrase comme :
Il lentraîna plus loin, autour dun
petit étang, où des lentilles deau
faisaient une verdure sur les ondes (II, 9),
cest la présence de ce faisaient qui, dans
limage au romantisme éculé vue par Emma,
est justement sa propre marque, sa pauvreté verbale,
et cest finalement ce verbe, dans ce quil a
dun peu primitif, qui sort limage du poncif en
la rendant visuellement sensible.
Cest par le biais de sa
quête de la solidité que Flaubert en vient
à la bêtise. Les personnages ne sont que parce
quils agacent, les choses que parce quelles
demeurent dans un vide insignifiant, en quel cas les
personnages posent un regard morne sur elles et sans que
rien ne puisse naître de cette confrontation.
Limpassibilité de la mère Rollet est
dautant plus frappante quelle est mise en
parallèle avec leffondrement dEmma :
elle sanglotait. La mère Rollet la couvrit
dun jupon et resta debout près delle.
Puis, comme elle ne répondait pas, la bonne femme
séloigna, prit son rouet et se mit à
filer du lin. Oh ! finissez ! murmura-t-elle, croyant
entendre le tour de Binet. Qui la gêne ? se
demandait la nourrice. Pourquoi vient-t-elle ici ?
Cette solidité du personnage est indissociable de son
caractère borné, revenant à son rouet,
cette chose qui fait du bruit en tournant en rond.
Cest une forme dataraxie devant laquelle
Flaubert reste fasciné. Les personnages ont
pleinement compris cet ordre, sauf Emma qui, pour cette
raison, en sera évacuée. Après elle,
imperturbable, lordre continue, sa fille est
envoyée à la filature de coton. Le roman se
referme sur un retour à la répétition
mécanique. De même quEmma aura
été broyée par lordre sans que
celui-ci ait même semblé percevoir sa
présence, de même le livre continue
après sa mort en se tournant vers un autre
personnage, Homais. Lécriture apparaît
alors comme la reproduction de cette mécanique,
faisant pleinement corps avec la solidité aveugle de
la force des choses.
Mais par là même
lécriture nest pas sans courir un certain
risque. En écrivant un livre basé sur le rien
dramatique Flaubert se trouve confronté à la
vacuité de son sujet. Le roman court sans cesse le
risque de linsignifiance, surtout dans les dialogues,
relevant la plupart du temps de la simple accumulation de
banalités. Or la bêtise qui est lassise
des personnages ne peut pas être celle de
lécriture. Tout le génie de Flaubert
tient dans sa capacité à rendre cette
bêtise par une phrase qui, à proprement parler,
nest jamais au-dessus de la bêtise mais qui
parvient à la rendre comme un donné, comme un
visage du monde dont elle sattache à rendre le
contour. Doù une certaine sensualité de
son style.
Mais cette lucidité,
cette capacité danalyse sont sans doute encore
choses neuves aux yeux du Flaubert de la première
uvre de la maturité quest Madame Bovary.
Les uvres de jeunesse navaient pas fait le deuil
des aspirations de leur auteur. Dans Madame Bovary celles-ci
ne se retrouvent plus que chez Emma,
cest-à-dire à la fois étrangement
affadies chez une provinciale peu cultivée, et
dune fraîcheur désarmante ou qui
auraient dû lêtre. Mais Flaubert coupe
sans cesse les liens avec Emma. A ses mouvements
spontanés, et attachants par leur
spontanéité même, il ajoute toujours les
travers du romantisme. Quand elle dit à Rodolphe
Mais, moi, je taurais tout donné
(III, 7) sen suit une longue litanie aux accents
dramatiques qui agace celui auquel elle parle. A sa mort,
même, durant cette scène capitale et qui
devrait retenir toute lattention du lecteur Flaubert
fait intervenir le personnage du grand docteur
Larivière, objet de ladmiration
générale. Il lui consacre un long paragraphe
qui inspire le respect, Homais linvite à
dîner. Flaubert et le lecteur les suivent, laissant
Emma à son agonie. A cette occasion Homais explique :
Jai voulu, docteur, tenter une analyse, et
primo, jai délicatement introduit dans un
tube
- Il aurait mieux valu, dit le chirurgien,
introduire vos doigts dans la gorge.(III, 8) Le
chirurgien il parle de madame Bovary semble
porter un jugement sur luvre.
Les dernières pages du
roman sont comme guidées par un mouvement de
dégoût. Ce long épilogue nest pas
une quelconque dénonciation de la bêtise, de
lhypocrisie, de la disparition de tout idéal.
Cest encore moins un couplet de critique sociale
(Flaubert na jamais commis lerreur
dêtre révolutionnaire). Cest
à la lumière de cette réplique du
docteur à Homais quil faut le lire. Madame
Bovary est une immense machine, méticuleusement
élaborée, qui vise à la description du
vide. Il y a comme un vacillement de luvre, une
inadéquation grotesque entre les outils et la
matière quils travaillent. Cette croix
dhonneur qui conclue le roman fait alors
leffet dun bouchon, dun minuscule bouchon
dont il ny a même pas à sindigner,
surnageant parmi les flots démontés.
Fabien TISSIER
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1
À propos du « style » de
Flaubert, in Essais et articles, Bibliothèque de la
Pléiade, p. 587.
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