Sur les premiers poèmes de Jean-Pierre Duprey
Cest sans doute un de ces malentendus et lindifférence quil portait à ses premiers poèmes (au moment où son uvre poétique connut le dynamisme de la maturité ) qui amenèrent les éditeurs de Jean-Pierre Duprey à les mettre en mauvaise place, à la fin, comme à lécart [1]. Pourtant leur pouvoir de séduction sexerce immédiatement et ces poèmes de jeunesse (1945 - 1947) fournissent des éléments de première main quant à laccomplissement mental de Jean-Pierre Duprey, sinon sur le départ vers une nuit primordiale, perchée au cur du Vital. TOUT ENFANT DANS LA LANDE A SES VISIONS Cest le titre du premier poème présent dans lenvoi de Jean-Pierre Duprey à la revue En marge ( qui le publia un an plus tard dans un cahier intitulé Fauteurs de paix ), on y retrouve ce ton de loutrance vivante de la voyance dont parle Claude Pélieu. Ce qui suit simpose immédiatement comme exemple de cette facilité de tout dont Breton nous dit quelle est inappréciable : La fée déguisée en feuillage, tout en elle sent la mer, lac et ressac. La mer ? dune enjambée on la franchit. Après la lumière, londe est devenue verte. On ne discute pas avec les morts. Apportez la lumière ? Viennent trombes, pics, vals et chardons. Le dernier couac est celui du pendu. Hamlet, Hamlet, cest moi (to be or not to be). Trombes, sacs, ressacs, carnages, espoirs tout nus. La mare est rouge et sue du sel. Je ladore. Jadis elle se fit construire un palais dans la lande. Feux follets, lutins, nains dans la ville temple, dans la montagne chaude des bruits et la sarabande sexténuent jusquau silence du coq. Cétait au temps de la grande prêtresse Lune. (p.253) Duprey semble avoir contracté avec limagination un contrat des plus durables dans lequel la logique est réduite au rôle de ces vaches qui regardent passer les trains les plus rapides (qui, eux, ne sexcusent pas de ne pas saluer ). Ce poème, le premier dune longue suite où sélaborent avec la même vitesse et la même souplesse les visions les plus fulgurantes, contient déjà à lui seul tous les éléments dune poétique future. Il faut ici mettre des guillemets dusage, devant une uvre dont lensemble ne présente aucune explication à proprement parler théorique et qui répugnerait à toute sorte dexégèse. Mais il faut citer parallèlement la lettre - en apparence très naïve comme le sont toutes celles des poètes de seize ans - que Duprey envoya aux directeurs de la revue En marge avec ses textes : Monsieur, je nai que seize ans et je naime rien de plus au monde que la poésie et la musique. Jécris moi-même depuis quelque temps. Je vous envoie ces poèmes (qui hélas ne sont pas ce quils devraient être) espérant que vous pourrez men faire publier quelques-uns dans votre revue En marge ... (p.14) qui hélas ne sont pas ce quils devraient être: la forme de ses oeuvres dites accomplies et celles (ils hésitent entre plusieurs mais dans un cadre didées assez précises) de ses premiers poèmes dénotent une différence de degrés imperceptibles. Sans nul doute il y a avec ses premiers poèmes une plongée vertigineuse et cest bien dun mouvement descendant quil sagit - tandis quà partir de Derrière son double (1949-1950) on sent, on entendrait presque le bruit que fait un corps chutant sur une surface - le fond. Mais Duprey nhésite pas longtemps. Il a dailleurs clairement délimité un cadre de recherche avec les mots: cest par les proses luminescentes de Rimbaud, par ses Illuminations, que Duprey trouve linstrument de sa fidèle griserie. Rimbaud est pour lui le Médiateur (cest le titre du poème qui lui est entièrement consacré).Et lon voit ici que cest lidée - plus dynamique quune assez vague affinité élective - de relais qui simpose, dune passation de pouvoirs entre la part encore vivante de Rimbaud et Duprey. Il ny a pas réellement didentification à Rimbaud (du moins elle ne dure pas longtemps) mais plutôt une révélation de Rimbaud. Le point principal où les deux poètes peuvent se rencontrer, cest la fuite. Mais celle de Duprey nest pas la même que pour Rimbaud le Marcheur, lhomme aux semelles de vent; il sagit chez lui dune fuite DANS LINTÉRIEUR, dune quête de lintériorité. Intériorité du corps: Jentends le bruit que je fais en rentrant dans mon corps(p.266); De ton cur tu supportes Léternelle surveillance Et comme une mare Tu rentres en ton dedans(p.264). Intériorité du temps: (Au lieu de dormir il préféra se perdre sur ce vaste tremplin quest le présent)(p.255). Intériorité du sommeil: Quand je dis que je dors, je dis que mon nom a retrouvé le nid qui lui était réservé depuis toujours(p.286). Intériorité du couple: Ferme-toi en nous à lombre immense des branches du ciel(p.292). Valeurs de lombre et du repliement? Et moi dedans jétais le chercheur dâge dor(p.278). Cétait sa première intention, mais cette quête de lâge dor - commune à Rimbaud - va rapidement se transformer en une recherche de lAutre (Cette personne que jappelle moi, p.294), en sa reconnaissance. Dés lors, cette quête va prendre des allures de replis, de nécessaire enfermement: Replie-toi à lintérieur de ton ombre(p.265). Ses poèmes vont alors devenir métaphysiques, dans le sens artaudien. Dans quelle secret suis-je né ? se demande Duprey à seize ans, mais depuis sa mort, malgré quelques témoignages de ceux qui lont connu, il reste Loxias, lénigmatique. La vérité est à lintérieur. Sa poésie a trouvé, semble-t-il, dans ses premiers textes une forme poétique que lon peut qualifier doptimale: avec le vers libre qui élimine toute cheville, une forme subsiste et le peu de contrainte quelle impose encore disparaît complètement dans son dernier poème avant Derrière son double ( Cristal-choc, p.299 ) quand la matière poétique (hylê) prend immédiatement la forme (morphê) nécessaire. Et serait le moment dans lequel le temps de travail coïncide avec lémotion, et ne serait plus la prose mais la matière poétique pure, dissolution de toute forme contraignante, libération par confusion de lune et lautre dans la vérité de linstant démotion: un hylémorphisme qui ne doit rien à Aristote et rejoint la création pure des Grecs, le poieîn... Son cur à lui disait : brûlé. dit Jean-Pierre Duprey dans ce dernier poème de jeunesse; le premier dune longue série où il mettra le feu aux poudres mentales. Dés lors, les images les plus fulgurantes senchaînent et cernent labsence. Nous ne pourrions à ce moment de son expérience que lui répéter ces mots de Jarry dans Haldernablou : Naie pas trop de visions cette nuit. Bonsoir. Alexandre SECHER
Bibliographie succincte : - Jean-Christophe Bailly, Jean-Pierre Duprey,
Pierre Seghers, coll.Poètes
daujourdhui, 1973. On se reportera avec profit à la bibliographie établie par François Di Dio dans son édition des uvres complètes de Duprey; outre les études, préfaces et articles, y sont recensés les principaux articles de journaux et revues consacrés à lauteur de La Fin et la Manière. -------------------------------------------------------------------------------- 1 Nous nous référons à lédition des uvres complètes établie et annotée par François Di Dio pour Christian Bourgois en 1990, reprise en Poésie/Gallimard en août dernier; la pagination donnée renvoie à cette dernière édition. |