SOUS LE SIGNE DU MENSONGE
Note sur La clé de verre de Dashiell
Hammett
Le
titre du dernier grand roman de Dashiell Hammett, La
clé de verre [The Glass Key,
1931], sonne comme un énoncé impossible.
Cest un titre en forme de mensonge où
louvert promis par la clé est aussitôt
menacé par le devenir brisé qui hante
sourdement tout ce qui est en verre. Ainsi, la clé,
dobjet utilitaire devient la simple image dun
rêve de fuite. Quant au verre qui semblait annoncer
lirréel en éveillant chez le lecteur la
réminiscence dun conte de fée il annonce
en fait le réel où le verre redevient fragile
et se brise. Chacun des mots du titre devient lui-même
mensonger en disant son contraire. Le ton est donné :
le roman se déroule au cur du mensonge. Et
pourtant
Les personnages y poursuivent
obstinément le fil dune morale
intérieure. Malgré la corruption
pré-électorale, le détournement des
lois, le chantage, la trahison, le meurtre, jamais,
semble-t-il, le fil de cette rectitude morale que suivent
Ned Beaumont et quelques autres ne paraît se briser
à leurs propres yeux. Cest de là
quils semblent tenir la force qui les anime. Or cette
morale est pour eux indissociablement liée à
la vérité et cest donc à double
titre, puisquil sagit dun roman policier,
que La clé de verre se fait le récit
dune recherche de la vérité et dun
dévoilement du mensonge.
Ned Beaumont, cest dit
dès la première phrase, est un joueur. Le
joueur est celui qui affronte le hasard et le
considère comme un adversaire quil faut
apprendre à connaître. Dès lors des
règles sinstituent dans le rapport de force, et
qui connaît ces règles sait lire dans les
actions du monde. Tout le travail du joueur se trouve donc
être un travail dinterprétation, de mise
en évidence des signes.
Cest pourquoi Ned
Beaumont ne cherche pas une vérité judiciaire.
Cela lintéresse assez peu dans un premier temps
de savoir qui a tué Taylor Henry. Il nutilise
tout dabord ce meurtre, apparemment, que pour
récupérer le gain dun pari en
menaçant le bookmaker récalcitrant de lui
faire porter le chapeau et cest bien parce que les
événements prennent un sens aux yeux de Ned
Beaumont que celui-ci décide dinfluer sur eux.
Ainsi fera-t-il tout ce qui est en son pouvoir pour
récupérer son gain et inverser la
tendance.
Le fait dêtre un
joueur influence toutes les actions de Ned, ce quil ne
faut pas perdre de vue pour comprendre son attitude tout au
long du roman. Lécriture même de Dashiell
Hammett nest pas sans égarer le lecteur. En
décrivant les actions de Ned dans leur
enchaînement mécanique, en taisant la
volonté qui les dirige, il les transforme en actes
assurés dès le départ de leur
destination. Or pour juger sur ses actes un joueur tel que
Ned il faut pouvoir anticiper tout bluff éventuel, et
lon se retrouve assez démuni face à la
perspective dune inadéquation entre la valeur
explicite des actes et des paroles de Ned et leur intention
véritable. La réussite qui sanctionne certains
épisodes donne rétrospectivement
limpression davoir été
maîtrisée par Ned gommant le caractère
indéniablement impulsif et peu réfléchi
de ses actes. Ce phénomène est
particulièrement présent dans le chapitre du
Dog house et de
lObserver et apparaît avec
celui du coup du chapeau qui annonce la
structure interprétative en trois temps des deux
autres.
La première lecture,
qui est le point de vue primitif du lecteur, est de juger
les actions de Ned sous leur angle apparent : brouillonnes
et obstinées. Ce point de vue se trouve
accrédité par la présence de Jack, un
détective professionnel, qui tente de faire
comprendre à Ned quil ne sy prend pas
comme il faut. Mais en tant quinférieur
hiérarchique il nest pas en position de trop
insister. Hammett lui-même tend à placer le
lecteur du côté de Jack,
cest-à-dire du détective, du
professionnel, jugeant lamateurisme de Ned
Beaumont.
La seconde lecture est celle
que reconstitue le lecteur sous léclairage du
succès qui conclut lépisode. Ainsi les
démarches impulsives et brouillonnes de Ned
apparaissaient telles parce que le lecteur ignorait le but
vers lequel elles tendaient. Lobstination un peu
stupide de Ned à venir naïvement se briser les
dents sur le bookmaker fait elle-même partie
intégrante de la mise en place du piège.
Cest un bluff au bénéfice duquel le
bookmaker, pourtant lui aussi joueur et devant donc
démasquer toute tentative descamotage,
relâche sa vigilance. Le lecteur, qui nassiste
aux scènes que du point de vue dun tiers, au
même titre que Despain, le bookmaker, ou Jack, subit
cette tactique du mensonge. Il doit au final, comme Despain,
reconnaître quil sest laissé abuser
et Ned lui apparaît comme un joueur habile qui a su
mettre en place son jeu.
La tentation est réelle
den rester à cette lecture une fois que se
clôt lépisode. Mais cette
interprétation se fait elle-même à
laune de la réussite de lentreprise. La
conclusion pose un sens de lhistoire qui vient
habiller les actes antérieurs désormais
perçus comme actes y conduisant. Cette lecture
téléologique est une lecture naturelle et
lécriture comportementaliste tend
paradoxalement à la légitimer. Or les actions
de Ned nont été décrites que
dun point de vue extérieur et il est excessif
de les interpréter rétrospectivement comme
ayant toujours eu en vu le schéma accompli. Certes
Ned emmène avec lui à New York le chapeau de
la victime mais rien ne permet de dire quil sait de
façon nette le rôle quil va jouer : sa
décision daller à New York est
antérieure à la possession du chapeau et par
deux fois il sapprête à quitter Opal, la
fille de Paul Madvig, et qui seule peut le lui fournir, en
courant ainsi le risque de nêtre pas
rappelé par elle. Une fois même quil est
en possession du chapeau, il le perd au cours dune
brève altercation avec lhomme de main de
Despain et ne cherche pas à le ramasser en partant.
Cest seulement Jack, le détective, qui le lui
rapportera sans pourtant en connaître
limportance et à ce titre on ne peut nier que
Ned a eu une certaine chance. Les risques quil accepte
de prendre suffisent à montrer combien Ned est loin
dêtre aussi calculateur quil peut sembler.
Cela faisait-il partie de son plan de se faire à demi
assommer au Tom & Jerry ? Ned passe son temps
à ouvrir des portes sans véritablement savoir
ce qui lattend derrière, ou, au contraire en
sachant que ceux qui se trouvent derrière ces portes
ne lui veulent pas le moindre bien. Le risque quil
prend est encore plus grand lors de la troisième
entrevue où un poing sabat sur lui avant
quil ait eu le temps de fermer la porte. Pour toutes
ces raisons, Ned est bien loin du professionnalisme de Jack.
En revanche Ned est un joueur : ses yeux étincellent
et un sourire irrépressible se dessine sur ses
lèvres, écrit Hammett, une fois quil a
réussi à introduire le chapeau dans la chambre
dhôtel. Sa joie est celle dun joueur qui
sest fait assez peur pour prendre du plaisir à
voir son jeu se mettre en place.
Il ne sagit donc pas ici
dénigme à surmonter, de piège
à élaborer, dinvestigation à
mener avec la lucide intelligence dun Sherlock Holmes.
Ned est très loin dagir aussi rationnellement
que tend à le faire croire lécriture de
Dashiell Hammett. Ned joue de trop prés avec la mort.
Dans les toutes premières pages du livre Ned explique
à Paul Madvig quil faut jouer gros et non petit
à petit, cest à ses yeux la condition
pour gagner, et cette règle il lapplique bien
au delà du seul cadre du jeu. Ned joue tout ce
quil possède et en cela réside une
grande partie de sa force. Cette force, comme la veine du
joueur, obéit à des règles que
connaît Ned. Les rêves sont des présages
auxquels il accorde une valeur particulière. Mais
plus encore la notion de dette semble guider sa conduite,
bien au delà du simple cadre du jeu. Tout ce
quil trouve à dire pour consoler Janet Henry
cest de lui rappeler quelle a payé et
quelle a été payée. A la
dernière page du roman, Ned ne fait rien dautre
que de répéter à Paul Madvig
quils ne se doivent rien lun lautre.
Cest dans lindépendance, dans la
liberté, que Ned trouve la seule quiétude.
Cest elle qui lui permet de lire dans les apparences
et qui fait de Ned, étymologiquement parlant, un
esthète. Ce nest donc pas innocemment
quil apparaît comme un dandy. Dans la
grande ville américaine moderne Ned Beaumont est un
homme du XIXe siècle. Cest un gentleman,
comme le lui fait remarquer Janet. Cest vers lui que
se tourne Paul quand il est invité chez le
sénateur et Ned ne se prive pas de lui donner des
conseils vestimentaires ou de lui rappeler
létiquette. Hammett nous dit à propos du
mobilier de Ned : It was a large room in the old
manner (Cétait une grande pièce
à lancienne mode) et ceux qui entrent chez lui
ne manquent pas de le constater. Plus
généralement son dilettantisme et son
indépendance rompent avec laffairisme qui
règne dans la ville : Ned est un joueur, Paul Madvig
est un homme politique. De plus Ned ne fait pas partie de la
ville. Dès le premier tiers du livre, il fait ses
bagages. De son point de vue la ville nest quune
escale. Sa singularité, son détachement en
même temps que sa maîtrise des rapports de
forces qui se jouent dans la ville le rendent apparemment
inébranlable et assuré, dautant plus
quil nest pas sans mettre un certain panache
à jouer son rôle. Quand lhomme de Shad
ORory lui demande : Cant you be wrong ?
(Vous ne vous trompez jamais ?) Ned a cette réponse :
Sure. Once back in 1912 I was. I forget what it was
about. (Bien sûr que si. Je me souviens de
mêtre trompé une fois en 1912
je ne
sais plus à propos de quoi).
Mais cette
supériorité nest pas celle du
détective aguerri aux déductions. Ned
nest pas tant un homme qui vainc grâce à
son intelligence quun homme qui travaille à sa
pureté et qui voit en elle la source de ses
intuitions justes. Cela permet de comprendre les apparentes
contradictions dun personnage qui cherche par dessus
toute autre chose à se protéger des
contradictions. On comprend pourquoi ce gentleman est
très peu sociable ; lune de ses
premières phrases dans le roman est : Lend me some
money (Avance-moi un peu dargent). Il
sadresse à Paul Madvig, il vient juste
dentrer dans la pièce, aucun bonjour ou
autre formule aimable ne la
précédée. Cela ne dénote pas
seulement une relation de confiance entre les deux hommes
doù ont été
évacuées toutes superfluités oratoires.
Lattitude de Ned durant tout le roman sera
égale à cette introduction, même et
surtout avec Janet Henry. Cest là lune
des facettes de lintégrité que cultive
le personnage : pas de concession aux formules dusages
qui ne sont que la forme revêtue par la corruption et
si Ned les utilise ce nest pas sans les tourner en
dérision. Dune manière
générale il se soucie peu de convaincre. A
lhôpital il laisse finalement croire Opal en la
culpabilité de son père et se soucie peu
lui-même de se disculper à ses yeux.
A une moindre mesure, les
personnages de Hammett reproduisent cette attitude : leur
morale est première. Les lois, lamitié
et les liens de la famille ne résistent pas à
cette aspiration. Alors, quand la seule voie du mensonge
reste ouverte, ils choisissent la mort. Ned plutôt que
dêtre utilisé par Shad, Opal plutôt
que de cautionner lassassin présumé,
Howard Mathews, le directeur de lObserver,
plutôt que de soutenir le regard devenu
méprisant de sa femme. Le sénateur Henry,
peut-être, enfin, si son geste nest pas
simplement le dernier dun manipulateur dopinion.
Tant de morts choisies, dans la mesure où elles
apparaissent comme la marque de la révolte de la
conscience, peuvent surprendre dans une ville corrompue et
dont les principaux acteurs semblent depuis bien longtemps
sêtre totalement assujettis aux
intérêts du pouvoir.
Mais la pureté à
laquelle aspirent les personnages est fragile autant que
peut lêtre léquilibre du joueur.
Cest à lhôpital, lors de la visite
de Janet à Ned, que sintroduit la fissure.
Hammett installe la scène comme une scène
daffrontement. Ned Beaumont et Janet Henry sont
ennemis bien quils ne se soient probablement encore
jamais rencontrés. Ned est en effet complice de
lassassin du frère de Janet. Quant à
Janet, elle représente aux yeux de Ned la figure de
Judith. Paul Madvig sest retrouvé à
jouer au jeu de la roulette russe : sil gagne (les
élections) toute poursuite contre lui
sarrête, sil perd, cest le
procès, et la chaise. Dans cet affrontement, sous
couvert damabilités à lironie
affleurante, Ned montre toute son hostilité à
légard de Janet, quand à Janet son but
est dinstaller la confiance pour mieux pouvoir
piéger Paul Madvig. Comment se rendre compte, alors,
quil sagit peut-être dune
scène damour quand la valeur de ce que se
disent les personnages a demblée
été annulée. Pourtant : Why
dont you like me ? demande Janet. I think maybe
I do, répond Ned. Plus loin Janet lui dit I
wish you would like me, if you can. Et Ned répond
à nouveau I think maybe I do.
Ned voulait conserver cette
innocence morale qui lui permettait de voir le monde dans sa
limpidité. Sans doute prévoyait-il que plus il
resterait dans cette ville, plus elle lenfermerait
dans la contradiction. Doù son désir de
la quitter, de ne plus y revenir.
Ne cherchant pas à
convaincre les autres Ned se désignait comme son seul
juge. Que lui reste-t-il sil nose plus se
montrer à lui-même ? Car le joueur, pour
écouter la voix de linspiration qui lui souffle
les coups à jouer, doit être limpide à
soi. Mais Ned ne perd pas seulement sur ce front là,
puisque le joueur est lié chez lui à
lhomme moral. Cest désormais la
perspective de laction qui se trouve compromise. Ned,
prisonnier de son ennemi, Shad ORory, était
plus libre que le Ned de la dernière page
laissé devant une porte ouverte car la règle
à laune de laquelle il pouvait lire le monde
sest brisée et la porte donne sur louvert
béant de lindéfini. Ned devient un
aveugle parmi les autres. De ce fait la clé qui
sest brisée cest la clé du roman
lui-même. Si seul Ned connaissait le sens de ses actes
il ne lui est plus possible dêtre son propre
témoin et lécriture comportementale
laisse donc à jamais planer le doute sur ce qui
guidait les personnages.
David AGRECH
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