LE CINÉMA DE KIYOSHI KUROSAWA
Il nest pas impossible quen lespace de seize ans et dune vingtaine de films, Kiyoshi Kurosawa, né en 1955, ait réalisé lune des uvres les plus importantes du cinéma japonais contemporain. Cest dire là que nous ne nous situons pas au niveau dun habile artisan ou dun petit maître du cinéma de genre; nous avons à faire à une uvre déjà foisonnante et à un cinéaste parvenu à maturité, en pleine possession des moyens de son art son dernier film, Vaine illusion, témoigne assez du degré de maîtrise quil a atteint, au point de pouvoir bâtir un film entier en se passant presque totalement denjeu dramatique. Dune uvre dune telle ampleur et dont une partie, qui plus est, reste encore à ce jour invisible en France , il nest pas question de prétendre faire ici une présentation exhaustive. Nous nous bornerons à donner quelques pistes analytiques, qui sont autant de parcours potentiels dans la filmographie de Kiyoshi Kurosawa. Derrière la diversité des genres que celle-ci recouvre se dessine effectivement, mieux quune unité de ton, une unité de regard, qui légitime de telles lectures transversales. Bien
que la plupart de ses films se déroulent dans un
cadre urbain, Kiyoshi Kurosawa manifeste un goût
certain pour les espaces désertiques. Filmés
en plans larges, ces lieux servent par excellence de
décor aux affrontements des personnages,
sébattant dans le vide tels des pantins
dérisoires[1].
Domiciles à lameublement
dépouillé, bureaux neufs en attente dune
raison dêtre, usines à labandon et
jardins déserts semblent composer le paysage
ordinaire dun Japon comme absent de lui-même.
Plutôt que despaces désertiques, il
faudrait dailleurs peut-être parler
despaces désertés; plus encore que
limpression de vacuité, cest
effectivement le sentiment dabandon qui émane
de tels décors. Grand corps exsangue que la vie a
fui, lespace chez Kurosawa évoque volontiers la
fin du monde, sans que lon sache très bien si
celle-ci est imminente ou vient juste davoir lieu -
ainsi, la plage où Mamiya rencontre le jeune
instituteur au début de Cure apparaît
comme un décor post-apocalyptique, lattitude
hébétée de létudiant
étant justement celle dun survivant. Cette
désertification progressive du Japon, un film comme
Charisma, sous ses dehors de fable
ésotérique, la donne à voir
littéralement : larbre maléfique qui
empoisonne le reste de la forêt fait peu à peu
le vide autour de lui, alors que, dans le même temps,
les personnages disparaissent les uns après les
autres, et que le récit va en se décomposant.
Le dernier plan représente, sinon la fin du monde, au
moins la fin dun monde. On
le sait, la question du cadre occupe une place importante
dans lart de la plupart des grands réalisateurs
japonais, dOzu à Kitano. A sa manière,
Kiyoshi Kurosawa fait également du cadrage lun
des éléments prépondérants de sa
mise en scène. Souvent, il inscrit un deuxième
cadre dans le cadre préexistant de lobjectif :
il nest ainsi pas rare que ses personnages soient
filmés dans lencadrement dune porte,
dune fenêtre, dune vitre de voiture, sur
lécran dun téléviseur ou
dune caméra vidéo, voire, dans
Cure, à travers un miroir sans tain qui sert
aux interrogatoires. Le cadre se fait (doublement) carcan
qui emprisonne le personnage, corset qui
létouffe en le maintenant dans lair
vicié dun univers
déshumanisé. Lopacité que revêtent parfois les films de Kiyoshi Kurosawa aux yeux de certains spectateurs tient pour une bonne part à leur refus de la psychologie traditionnelle. Les motivations des personnages sont rarement explicitées et leurs personnalités, jamais réductibles à de quelconques types. Car ce qui caractérise le plus souvent les personnages de Kurosawa, cest justement le fait dêtre victime dune profonde crise identitaire. La découverte de la non-coïncidence entre ce quils sont et ce que les autres voudraient quils soient, entre leur être réel et le rôle quon leur a attribué dans la société, est source dun profond désarroi - magnifiquement rendu dans Charisma par linterprétation somnambulique de Koji Yakusho, en flic en rupture de ban avec tout ce qui contribuait à le définir. Cette prise de conscience de la facticité des étiquettes identitaires va cependant bien au-delà de la seule remise en cause individuelle; elle sert de révélateur à une société entièrement régie par le mensonge et le simulacre, où chacun tient un rôle de pure composition. Cest ce que démontre fort bien la première partie, faussement badine, de Suit yourself or shoot yourself - the hero : le héros nen est pas un, le yakuza nest quun honnête commerçant, et la victime savère sêtre elle-même tirée dans le pied. Tout nest que mensonge, mise en scène et masque - cest justement un masque que le pseudo-yakuza offre au faux héros, comme la marque de reconnaissance dun faussaire à légard dun de ses semblables. A la manière de They live de John Carpenter, les films de Kiyoshi Kurosawa apparaissent dés lors comme une mise en accusation de la facticité des apparences, tant individuelles que sociales : de la même façon quun film comme The guard from the underground dévoile les pulsions de mort qui se cachent derrière le masque dune société moderne et policée, Mamiya, lhypnotiseur de Cure, révèle à ses victimes le désir meurtrier quelles ont enfoui sous un vernis dacceptation. Lorsquon linterroge sur les conditions économiques de ses tournages, Kiyoshi Kurosawa, qui a longtemps travaillé dans une stricte économie de série B, justifie le primat accordé dans sa mise en scène aux plans-séquences par des raisons budgétaires. Soit; en cinéma plus quailleurs, lart se nourrit de contraintes extérieures. Mais on peut aussi observer que le passage à un budget supérieur ( Cure ) et à un cinéma abandonnant le cadre des films de genre ( Charisma et surtout Vaine illusion ) ne fait pas abdiquer à Kurosawa sa prédilection pour les plans longs. Cette préférence se retrouve dés son deuxième film, The excitement of the Do-Re-Mi-Fa girl, en particulier dans la séquence finale où damples mouvements de caméra accompagnent les étudiants transformés en guérilleros dans un décor de hautes herbes. Cette scène, de loin la plus belle du film, fait déjà sourdre létrange inquiétude qui va se retrouver à des degrés divers dans tous les films ultérieurs. Si nous modifions la formule freudienne consacrée de linquiétante étrangeté, ce nest pas par pur plaisir du détournement; cet inversement des termes nous paraît mieux rendre compte des sentiments quinspirent les films de Kurosawa : ceux-ci suscitent effectivement chez le spectateur une inquiétude, qui se caractérise progressivement par son étrangeté - étrangeté qui résulte dordinaire de la non réalisation des craintes de lassistance; peu à peu, cette étrange inquiétude se mue elle-même en pure fascination. Si le plan-séquence se fait ainsi par excellence le moyen de propagation de tels sentiments, cest quil est avant tout travaillé par Kurosawa comme mode de surgissement des possibles. Langoisse ne survient pas tant dun hors champ menaçant, toujours susceptible denvahir le plan, que des transformations que peut subir ce même plan dans la durée. La beauté du cinéma de Kiyoshi Kurosawa réside sans doute dans cette capacité à inquiéter et fasciner par le seul spectacle du temps à luvre. Jean-Etienne PIERI
Pour plus de renseignements sur la filmographie de Kiyoshi Kurosawa, on se reportera en particulier à larticle de Thierry Jousse dans le programme du Festival dAutomne à Paris 1999, disponible en annexe du numéro 540 des Cahiers du cinéma.
------------------------------------------------------------------------------- 1 Il faut à ce propos souligner chez Kurosawa lexistence dun certain burlesque emprunt dhumour noir, notamment visible dans la captation de la chute des corps.
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