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"I AM AT WAR WITH THE OBVIOUS",
sur les photos de William Eggleston

 

Color-photography is vulgar.

Walker Evans

 

     Il n’est pas facile de faire l’exégèse des photographies de William Eggleston. Plus encore que l’indifférence que ce dernier affiche à l’encontre des milieux artistiques en demeurant dans son Tennessee natal, loin de l’effervescence et de la mode new-yorkaise, cette difficulté que rencontre la critique explique sans doute le relatif silence qui entoure aujourd’hui son œuvre. Jusqu’à l’attribution, en 1998, du prix de la fondation Hasselblad, et la parution corrélative d’une monographie rassemblant une soixantaine d’images, il était assez difficile, en France, de se faire une idée précise de son travail. “I am at war with the obvious” a un jour déclaré William Eggleston à Mark Holborn, soulignant là la qualité primordiale de ses photos, autant que la cause probable des difficultés qu’a la critique à en rendre compte: leur non-évidence. Le travail d’Eggleston se situe ainsi en marge des conventions qui régissent trop souvent le domaine de la photo d’art: il fut sans doute le premier à faire reconnaître la photo couleur comme pratique artistique à part entière – ce qui n’alla pas sans critique ni vive controverse, notamment suscitées par une exposition au musée d’Art moderne de New York en 1976, demeurée fameuse par l’opposition qu’elle souleva. L’usage de la couleur – dont il reste l’un des plus grands maîtres – est encore à ce jour minoritaire au regard de la longue tradition du noir et blanc, et de l’espèce d’académisme stylé qu’il inspire à nombre de jeunes – et parfois aussi hélas à de moins jeunes – artistes. Eggleston fut d’ailleurs lui même jusqu’au milieu des années 60 – il avait alors une vingtaine d’années – un praticien du noir et blanc, placé sous l’influence directe de Cartier-Bresson; il vint à la couleur en raison de la fascination exercée sur lui par les photos d’amateurs, images familiales ou représentations de la vie quotidienne, dont il s’ingénia au cours des premières années à reproduire la composition, le sujet principal étant systématiquement placé au beau milieu de l’image.
     L’un des clichés les plus durables du discours critique sur l’œuvre de William Eggleston est de la rapprocher de celle de Faulkner – rapprochement il est vrai favorisé par la publication en 1990 d’une monographie intitulée Faulkner’s Mississippi. Comme l’auteur de Sartoris, Eggleston est effectivement un artiste du delta du Mississippi, dont le travail est d’ailleurs souvent qualifié aux États-Unis de “southern” (sudiste) – même si le photographe réfute cette désignation, et revendique au contraire la volonté d’effacer le plus possible la localisation de ses images[1]. Eggleston photographiant beaucoup aux alentours de Memphis, où il réside, il devient presque inévitable qu’une partie de son œuvre évoque l’univers faulknerien: l’une de ses plus célèbres photos, Sumner, Mississippi, Cassidy Bayou in Background (1969-1970), montre deux hommes, un Blanc vêtu de noir et un Noir portant une chemise blanche, tous deux les mains dans les poches, devant une voiture arrêtée au bord du bayou; les commentaires se sont multipliés sur cette image, pour la plupart placés sous le signe de la représentation des rapports interraciaux que donnent les romans de Faulkner. La perpétuelle comparaison avec ce dernier est pourtant le signe d’une certaine cécité à l’égard de l’esthétique développée par Eggleston: le choix qu’il fait toujours de sujets d’une extrême banalité, l’absence de hiérarchie des objets photographiés, de prise en compte de leur valeur intrinsèque, manifestent assez clairement un déni de l’importance du sujet – ce sujet qui est la seule chose au nom de laquelle on peut légitimement le rapprocher de Faulkner. Les choses que photographie Eggleston ne l’intéressent pas par elles-mêmes, il est même vraisemblable qu’il n’apprécie pas la plupart d’entre elles – “I don’t particulary like what’s around me” (Je n’aime pas particulièrement ce qui m’entoure) confia-t-il à son ami le peintre Tom Young, qui lui fit observer que cela pouvait justement être une bonne raison pour prendre des photos: seule l’image de ces choses, leur façon d’apparaître une fois photographiées, compte à ses yeux.
     La photographie telle que la pratique William Eggleston est donc un art de la transformation de matières initialement viles. Transformation mais pas tout à fait transfiguration: il ne s’agit pas de magnifier le sujet photographié, de débusquer sa beauté cachée ou de lui en attribuer une par la seule opération de la prise de vue. Le travail qu’Eggleston effectue sur la banalité et la laideur vise avant tout à révéler leur profonde et irréductible étrangeté, au-delà de toute appréciation esthétique. Les intérieurs vides, les espaces déserts – la présence humaine dans les photos se raréfie au fil des années, et n’est jamais considérée pour elle-même, mais pour sa façon d’occuper l’espace, et par là de l’enrichir – les objets laissés à l’abandon, tous ces éléments du quotidien sont rendus par la singularité du regard du photographe à leur anormalité première, que le temps et l’usage n’ont pu tout à fait éteindre. A ce titre, s’il est un autre artiste auquel Eggleston doive être comparé, c’est bien à David Lynch – le cinéaste de Twin Peaks et de The Straight story, mais aussi le photographe[2] – et non à Faulkner: c’est au sein de la plus grande quotidienneté que tous deux font éclore la beauté de l’étrange.

Jean-Etienne PIERI

 

     Outre l’ouvrage édité par la fondation Hasselblad, William Eggleston (Hasselblad Center/Scalo,1999), on peut essayer de se procurer les monographies suivantes: The Democratic Forest (Secker & Warburg,1989), Faulkner’s Mississippi (Oxmoor House,1990), Ancient and Modern (Random House,1992), Horses and dogs (Smithsonian Institution Press,1994); le William Eggleston’s Guide (MoMa,1976), édité et commenté par John Szarkowski, est à ce jour épuisé.

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1   Effacement d’une situation qui n’est d’ailleurs pas seulement spatiale, mais tout autant temporelle: rares sont les photographes à pouvoir aussi indifféremment mêler les images de diverses époques, l’amateur étant dans l’impossibilité de distinguer les plus anciennes des plus récentes. La couleur, par sa capacité à actualiser l’évènement ou le lieu représenté, n’est bien sûr pas étrangère à ce sentiment de contemporanéité qui émane des photos mêmes les plus anciennes d’Eggleston.

2   Les photos prises par David Lynch lors des repérages de The Straigt story – et dont un certain nombre ont été reproduites dans le supplément au n°218 des Inrockuptibles – sont à ce titre exemplaires: elles ne peuvent manquer d’évoquer les œuvres d’Eggleston, et manifestent ce même souci de donner à voir la bizarrerie des sujets les plus communs.