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SUR LA MORT D’ALBERTINE

 

 

La mort d’Albertine est le nœud de La recherche du temps perdu. Après elle, dans Albertine disparue, tout vieillit brutalement et tout meurt à l’image du couple des vieux amants de Venise: Mme de Villeparisis, qui fut “la plus belle femme de son époque” est aperçue sous les traits d’une “vieille dame” dont la figure est couverte d’une “sorte d’eczéma, de lèpre rouge” (chap. iv) tandis que M. de Norpois, vieillissant, se débat en vain pour échapper à sa mort diplomatique. Signalons quelques autres exemples de ce mouvement général: Saint-Loup s’éloigne du Narrateur, et avec lui l’amitié. L’amour pour Albertine s’éteint: “Cet amour […] finissait lui aussi, après y avoir fait exception, par rentrer, tout comme mon amour pour Gilberte, dans la loi générale de l’oubli.” (chap. iii) Cette tendance mortifère s’étend jusqu’aux noms mêmes des personnages puisque quand ils ne s’effacent pas purement et simplement comme Swann, dans la signature de Gilberte, devenu un simple S. avant de disparaître sous le Forcheville du beau-père, ils se retrouvent déclassés comme celui des Guermantes qui avait tant nourri l’imaginaire du Narrateur dans son enfance, et ce dernier de constater alors: “la valeur d’un titre de noblesse, aussi bien que de Bourse, monte quand on le demande et baisse quand on l’offre. Tout ce qui nous semble impérissable tend à la destruction” (chap. iv) Quand on connaît l’importance des noms, et de celui-ci en particulier, dans la genèse de La recherche du temps perdu on ne saurait en mésestimer la portée. Cette mort des noms – c’est-à-dire celle des mots – annonce et accompagne celle de l’écriture et des aspirations littéraires. Car si c’est dans Albertine disparue que l’on apprend la parution d’un article dans le Figaro, l’article lui-même est ancien et le Narrateur est le premier surpris par cette résurgence inopinée de son passé littéraire: on sait en effet que les espérances mises en lui par sa mère “n’avaient pas été réalisées” (chap. III) et il semble s’agir là, pour elle comme pour lui, d’un constat définitif. Le lecteur en trouve la confirmation au cours de la promenade du Narrateur et de Gilberte: “comment n’eussé-je pas éprouvé bien plus vivement encore que jadis du côté de Guermantes le sentiment que jamais je ne serais capable d’écrire […]” car c’est la beauté même qui a disparu. Le Narrateur en faisait déjà le constat à propos de Venise dans le chapitre précédent: “Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n’avais plus le courage d’inculquer aux pierres. Les palais m’apparaissaient réduits à leurs simples parties et quantités de marbre pareil à tout autre, et l’eau comme une combinaison d’hydrogène et d’azote, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des doges et de Turner.” Enfin, durant la promenade avec Gilberte, à Combray, le Narrateur fait tomber le voile du mystère et se retrouve à la fin du roman au milieu d’un paysage qui, littéralement, a perdu son « sens ».
   C’est pourquoi on touche au plus haut point avec Albertine disparue à la contradiction fondamentale, à la schizophrénie propre de La recherche. Ce roman n’est autre que le fruit d’une faille ouverte entre deux pôles, entre un Narrateur-personnage, le héros, et un Narrateur-écrivain, le narrateur. Cette structure fait que le monde vécu dans l’absence de l’art est revécu comme œuvre de l’art. D’où l’importance de la métaphore qui rend cette double perspective associant aux sentiments premiers – qui n’apparaissent peut-être même qu’à l’occasion d’un retour sur soi – un terme à la fois précis et assez éloigné du mouvement initial pour que puisse s’opérer un jeu au bénéfice duquel, dépassant le simple constat, l’instant est revécu: “je me rappelai avec plaisir ce jour appartenant à une saison morale que je n’avais pas connue jusqu’alors; je me le rappelai enfin sans plus y ajouter de souffrance et au contraire comme on se rappelle certains jours d’été qu’on a trouvés trop chauds quand on les a vécus, et dont, après coup seulement, on extrait le titre sans alliage d’or fixe et d’indestructible azur.” (chap. I) C’est pourquoi, contrairement à ce à quoi l’on pourrait s’attendre, la mort d’Albertine est suivie de pages qui moins que celui d’une grande douleur donnent le sentiment d’une grande sérénité. La chambre est le lieu clos et retiré de la convocation du monde et des souvenirs et La recherche y devient ce qu’elle est au plus haut point: une encyclopédie des sensations. Il faudrait citer ici des pages entières. Que l’on se remémore simplement la description de ces matins déjà donnés dans la qualité de la lumière filtrant à travers les volets. En actualisant ses souvenirs le héros se réconcilie avec la démarche du narrateur, il n’y a dès lors plus d’écart; le Narrateur devient un. Tel est le bonheur paradoxal de la mort d’Albertine. Au contraire, quand l’oubli finit par s’installer, c’est toute la froideur et l’insignifiance du présent qui reparaît et dissocie à nouveau le héros du narrateur. Mais la mélancolie des dernières pages d’Albertine disparue n’est pas directement due à cette déchéance.
   Il y a des moments d’apparente régression dans le parcours général du Narrateur et à ce titre tout Albertine disparue est une parenthèse régressive. Plus qu’un roman en marge, il semble introduire les prémisses d’une dissidence dont le nœud est la seconde lettre d’Albertine juste avant sa mort. Albertine est une « prisonnière » c’est-à-dire celle que le Narrateur ne peut garder auprès de lui que par une forme de contrainte. Pourquoi donc, une fois qu’elle est morte, ouvrir la perspective opposée ? Proust ne rompt-il pas alors avec ce qui faisait la force du personnage d’Albertine, son caractère insaisissable, le fait qu’elle soit toujours fugitive ? Le “consentiriez-vous à me reprendre ?” et la soumission qui transparaît dans ces quelques lignes est d’abord inexplicable. Et puis l’on se souvient que la stratégie amoureuse du Narrateur a toujours consisté en une sorte de bluff où il s’agissait de faire croire à son propre détachement pour mieux susciter le désir de l’autre (tactique fondée sur l’un des axiomes de La recherche: On n’aime jamais que ce qui nous échappe). Le lecteur ne peut s’empêcher d’imaginer le même roman en négatif où c’est Albertine qui dirait je, aimant le Narrateur et employant des ruses identiques: elle l’engage à faire venir Andrée chez lui pour preuve de son détachement mais elle écrit aussitôt après une seconde lettre où elle lui demande de n’en rien faire et d’accepter son retour à elle faisant ainsi tomber le masque et ce alors même que de son côté le Narrateur en était lui aussi arrivé au point d’abandonner toute dissimulation: “Je laissai toute fierté vis-à-vis d’Albertine, je lui envoyai un télégramme désespéré lui demandant de revenir à n’importe quelles conditions.” Et à la phrase d’après, comme si le démiurge n’avait attendu que cette double capitulation, Albertine meurt. Qu’avait fait comprendre la musique de Vinteuil au Narrateur dans La prisonnière ? Tout d’abord que: “De tous les êtres que nous connaissons, nous possédons un double.” C’est pourquoi il n’y a pas de coïncidence avec les autres, pas de communication possible car celui qui agit sur nous n’est jamais que le double que nous conservons d’un autre, son image en nous. Et un double, Albertine l’est aussi, pour le Narrateur. Mais n’est-ce pas cela qui semble remis en cause par la simultanéité et la similitude des expériences d’Albertine et du Narrateur et par l’affirmation réciproque de ces expériences ? A l’écoute de la musique de Vinteuil le Narrateur avait aussi pris conscience du fait que “tout ce résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l’ami à l’ami, du maître au disciple, de l’amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu’il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu’en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l’art, l’art d’un Vinteuil comme celui d’un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l’art nous ne connaîtrions jamais”. Or n’est-ce pas sur cette prise de conscience que semble revenir le Narrateur dans Albertine disparue ? “Me confier ? Mais d’autres êtres ne me montraient-ils pas plus de confiance qu’Albertine ? Avec d’autres n’avais-je pas des causeries plus étendues ? C’est que la confiance, la conversation, choses médiocres, qu’importe qu’elles soient plus ou moins imparfaites, si s’y mêle seulement l’amour, qui seul est divin.” L’amour d’Albertine était l’alternative à La recherche du temps perdu. Ce n’est pas la révélation de la musique de Vinteuil qui l’écarte mais simplement l’arbitraire de la mort. La seconde lettre est le lieu d’incertitude de ce vaste roman, le signe d’un possible qui reparaît quand on ne l’attendait plus, puis qui s’éteint, scellant ainsi la possibilité d’un Temps retrouvé à venir. Reste qu’Albertine disparue aura été le lieu de la mise en danger de toute l’œuvre et, comme par fascination, le roman choisit de se clore par la répétition en mineur de ce possible écarté, non par la mort cette fois, mais par un laps de temps trop grand, en évoquant un « raté » au cours de la promenade avec Gilberte: le Narrateur y apprend, seulement alors, que leur désir avait concordé tandis qu’ils échangeaient – étant à cet instant inconnus l’un pour l’autre – un regard furtif.

David AGRECH