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LES LIENS DU SANG

 

 

 

Toute vie est bien entendu un processus de démolition

F. S. Fitzgerald, La fêlure

 

     Ce qui unit les êtres, ce qui les sépare : Francis Ford Coppola n’a peut-être jamais eu d’autre préoccupation. D’où la récurrence dans son œuvre du thème de la famille, réelle ou symbolique, et l’importance du motif du voyage dans le temps, effectif ou métaphorique : la famille comme un ensemble de liens dont on hérite ou que l’on tisse, que l’on cherche à consolider ou que l’on s’efforce de dénouer, la famille tour à tour vécue comme gage de protection et comme source d’aliénation ; le voyage dans le temps comme l’exploration de ce qui lie le passé au présent, une génération à l’autre, ce que l’on a été à ce que l’on est devenu. Rien d’étonnant, dés lors, à ce que ces deux éléments se retrouvent au cœur du Parrain II (The Godfather, Part II, 1974) : le volet central du célèbre triptyque mafieux n’est pas seulement le film le plus long1 de la série, et le plus complexe en ce qui concerne la structure dramatique ; on peut aussi légitimement le tenir pour le plus ambitieux et, par-delà, pour l’un des films les plus importants de Coppola.


MICHAEL / VITO : par-delà “les océans du temps”, le lien père / fils


     On le sait, la singularité du Parrain II tient d’abord au fait qu’il n’est pas la suite du premier opus tourné deux ans auparavant, du moins qu’il n’en est pas seulement la suite. Le film entremêle effectivement deux histoires, aux liens à la fois manifestes (il s’agit d’un père et de son fils, et de leurs activités criminelles respectives à un demi-siècle de distance) et lointains : en 1901, à l’âge de neuf ans, Vito Andolini (Oreste Baldini) est contraint de quitter la Sicile et d’émigrer aux États-Unis, à la suite du meurtre de sa famille par un chef de la mafia ; dans la Little Italy des années vingt, Vito (Robert De Niro), rebaptisé Corleone du nom de son village natal, commence son ascension après avoir assassiné un représentant de la Main Noire ; au cours d’un voyage en Sicile, il tue le vieux parrain qui avait fait de lui un orphelin. A la fin des années cinquante, Michael Corleone (Al Pacino), à la tête d’un puissant empire criminel, est en affaires avec Hyman Roth (Lee Strasberg) qui tente de le faire assassiner ; Michael est également poursuivi par une commission sénatoriale d’investigation et voit sa femme, Kay (Diane Keaton), le quitter ; découvrant que son frère Fredo (John Cazale) l’a trahi, il le fait finalement tuer, ainsi qu’Hyman Roth, et demeure intouchable, mais seul.

     Ces deux histoires alternent et s’entrecroisent tout au long du film. Le voyage dans le temps n’est pas encore ici celui qu’effectueront, plus tard dans l’œuvre de Coppola, les personnages et les acteurs (Kathleen Turner dans Peggy Sue got married, Gary Oldman dans Bram Stoker’s Dracula, et bien sûr Martin Sheen dans cette odyssée régressive qu’est Apocalypse now). C’est au spectateur d’accomplir un voyage dans le temps, non pas linéaire mais procédant par allers-retours incessants, faisant naviguer le film et son public de la Sicile du début du siècle à La Havane à la veille de la révolution, de l’Amérique des immigrés qui ne parlent entre eux qu’italien à celle qui s’apprête à voter Kennedy à l’élection présidentielle. L’importance des deux parties en terme de durée n’est cependant pas la même : en cumulant les scènes, on se rend compte que l’histoire de Vito s’étend sur prés d’une heure, tandis que celle de Michael occupe un peu plus de deux heures. Cette disproportion suffit à elle seule à faire de la partie consacrée à Michael la dominante – comme on le dit en peinture d’une couleur autour de laquelle les autres s’organisent. L’histoire de Vito Corleone ne serait-elle donc là que pour éclairer celle de son fils ? Aucune des scènes de la partie consacrée au père ne se présente pourtant comme un authentique flash-back2. L’histoire de Michael est peut-être dominante, mais elle ne constitue pas pour autant un présent de la narration au regard duquel seraient effectués des retours en arrière explicatifs.

     Le lien tissé entre les deux histoires n’est d’ailleurs absolument pas un lien de type explicatif. Il n’y a pas de rapport de causalité entre les deux parties du film : rien dans la première partie ne détermine ce qui advient dans la seconde, si ce n’est bien sûr l’engagement mafieux du père, qui conditionne plus ou moins celui du fils – mais sur ce point, le premier Parrain était déjà bien plus instructif, notamment dans l’analyse de ce “plus ou moins”. On ne peut pas non plus parler d’un strict parallélisme : Vito est un homme qui s’efforce de prendre le pouvoir, là où Michael cherche lui à le conserver. De nombreux résumés du film soutiennent l’hypothèse d’une construction en miroir : s’il y a bien ascension de Vito, il est parfaitement abusif de parler de la “chute” de Michael – au moins sur un plan social, ainsi qu’on l’entend d’ordinaire. Les deux parties du Parrain II sont en fait à ce point autonomes qu’elles donnent parfois l’impression, en regardant le film, d’assister, non au spectacle de deux histoires qui s’entrecroisent pour n’en plus former qu’une, mais à la projection du montage alterné de deux films distincts3, aux liens réels mais très lâches.

     Comment, alors, faire le lien entre ce qui semble si peu lié ? La question des transitions entre les parties ne recouvre pas qu’un simple problème technique : elle met en jeu la cohérence de l’œuvre et dévoile la raison d’être de sa singulière bipartition alternée. En ces circonstances, l’usage fait par Coppola du fondu enchaîné (on relève aussi un fondu au noir et quelques coupes franches, mais le cinéaste n’y a recours que de manière très ponctuelle) va bien au-delà de la seule convention narrative – et de la volonté, plus subtile, de recréer l’esthétique et la syntaxe du cinéma muet. En premier lieu, le fondu enchaîné donne à voir le passage d’une époque à l’autre, du présent au passé - ou plutôt d’un passé proche à un passé lointain, puisque l’histoire de Michael se déroule elle aussi à une période antérieure à celle de la réalisation du film. Le fondu enchaîné rend sensible la traversée des nappes temporelles, cette même traversée qu’évoquera, dix-huit ans plus tard dans Bram Stoker’s Dracula, le prince Vlad (Gary Oldman) devant Mina Murray (Winona Ryder) : « J’ai traversé les océans du temps pour vous trouver ». Surtout, le fondu enchaîné fait de l’image du père le reflet littéral de celle du fils; le plan devient alors miroir, le visage de l’un semblant convoquer celui de l’autre4.

     Si Vito est bien le double inversé de Michael, ce n’est pas en tant que mafioso. Les liens du sang ne servent pas seulement à unir les deux personnages, ils justifient également la réflexion de l’un en l’autre ; c’est par le biais des rapports qu’ils entretiennent avec leur famille respective que les deux hommes sont rapprochés : après l’attentat dont il vient d’être victime dans sa propriété du Nevada, Michael borde son fils Anthony et lui annonce son départ pour un voyage d’affaires; un fondu enchaîné fait peu à peu disparaître son visage et apparaître celui de Vito, observant son premier enfant, Sonny, dans son berceau. Mais c’est aussi sur ce point que les situations des deux personnages se révèlent le plus dissemblables : de retour de Cuba, Michael est informé de la fausse couche dont sa femme Kay a été victime ; son visage tendu est progressivement effacé par celui de Vito, inquiet, qui regarde son second fils, Fredo, auquel on applique un traitement contre la pneumonie. De l’enfant malade à l’enfant perdu, il y a plus qu’une gradation ; entre l’enfant malingre que l’on soigne et l’enfant non-désiré que l’on “tue” – au moment de le quitter, Kay avouera à Michael qu’il ne s’agissait pas d’une fausse couche, mais d’un avortement –, c’est un complet renversement qui s’est opéré, de l’unité familiale à la désagrégation irréversible.

     Vito Corleone s’est moins engagé dans la voie criminelle par désir de vengeance – on le voit au départ faire le commis pour un petit épicier – que pour subvenir aux besoins de sa famille – il doit céder sa place au neveu de Fanucci, l’homme de la Main Noire. C’est pour sa famille, pour lui assurer l’aisance matérielle, la fortune et le respect, qu’il entreprend de devenir un chef mafieux. Une scène le dit fort explicitement : après le meurtre de Fanucci qui le rackettait – moment décisif de l’ascension du personnage dans l’organisation criminelle naissante –, Vito rentre chez lui; il trouve sa femme et ses enfants assis sur les marches de leur immeuble ; il prend son fils cadet, Michael, dans ses bras et, s’asseyant à son tour, dit à l’enfant : « Michael, ton père t’aime beaucoup. ». Intervenant immédiatement après un meurtre que l’on suppose être le premier commis par Vito, cette revendication de l’amour paternel – qui est aussi celle d’une préférence implicite, et Michael sera effectivement toujours le fils préféré – sonne comme un aveu : tout ce que je fais, je le fais pour toi, pour vous.

     L’ensemble du film montre Michael apprendre à ses dépens que les mêmes ambitions ne donnent pas les mêmes effets : plus il s’enfonce dans un univers qui n’est régi que par la violence, la trahison et la vengeance, plus il perd sa famille. Croyant travailler pour elle, il n’œuvre qu’à sa perte. Prenant – tardivement – conscience de cet état de déliquescence avancé, il va interroger sa mère (leur dialogue a lieu dans la propriété du Nevada, plongée dans l’obscurité ; leurs visages sont seulement éclairés par un feu de cheminée) :

MICHAEL : Dis-moi, maman, qu’est-ce que Papa pensait... au fond de son cœur ?... Il voulait être fort... pour sa famille. Mais en se montrant fort pour sa famille... risquait-il... de la perdre ?   

MAMA CORLEONE : Tu penses à ta femme et au bébé que vous avez perdu. Mais vous pouvez toujours avoir un autre bébé.

MICHAEL : Non, je voulais dire... perdre sa famille.

MAMA CORLEONE : Mais on ne peut jamais perdre sa famille.

MICHAEL : (un temps; bas, pour lui-même) Les temps changent.

     Mama Corleone ne comprend pas ce dont son fils lui parle, car elle provient d’un autre temps ; elle est la survivante d’une autre histoire, depuis longtemps terminée – elle est aussi le seul personnage adulte à apparaître dans les deux parties de l’œuvre. Les gros plans de Morgana King alternent avec ceux d’Al Pacino, comme si les deux films qui coexistent au sein du Parrain II se rencontraient soudain au cœur d’une même scène. L’un et l’autre peuvent s’exprimer, mais tout échange leur est interdit, leurs propos devenant incompréhensibles aussitôt franchis la limite de leur plan respectif. Les temps ne font pas que changer, ainsi que le constate Michael, il leur est surtout impossible de communiquer. Ainsi, la scène ne se contente pas de rendre compte de la tardive prise de conscience de Michael ; elle participe elle-même à la rupture de toute forme de lien qui isole de plus en plus le personnage.


MICHAEL / KAY : le lien conjugal


     Michael croit pouvoir protéger sa famille – au moins la famille qu’il s’est créé, sa femme Kay et ses enfants Anthony et Mary – des conséquences de ses activités criminelles. Il veut maintenir une complète étanchéité entre la sphère privée et la sphère professionnelle : au début du film, lorsque le sénateur Pat Geary (G. D. Spradlin), un politicien véreux, l’insulte (« J’accepte d’être en affaires avec vous, mais, à la vérité, je méprise toutes vos mascarades, l’indécence avec laquelle vous vous mettez en avant, vous et ceux de votre foutue famille »), Michael lui répond froidement : « Sénateur, nous participons de la même hypocrisie, mais gardez-vous de croire que cela s’applique aussi à ma famille. » ; à la suite de la tentative de meurtre dont il a été victime au Nevada (deux hommes de main ont mitraillé sa chambre à coucher), il rend visite à Frankie Pentangeli (Michael V. Gazzo) et hurle devant lui : « Sous mon toit! Dans ma propre chambre, là où ma femme, où mes enfants viennent s’amuser avec leurs jouets. Chez moi! ». La perspective que sa famille puisse être menacée en raison de la vie qu’il mène est insupportable à Michael.

     Sa volonté d’établir une disjonction radicale entre les deux pôles de son existence paraît pourtant vite utopique ; le caractère dérisoire d’une telle séparation est perceptible dés la fin du dialogue sus-cité avec le sénateur Geary : il suffit à celui-ci de faire ouvrir une simple porte à soufflets pour circuler du bureau de Michael où se règlent les pots-de-vin au salon où sa femme discute avec Kay Corleone ; en un seul plan de moins de quinze secondes, le politicien passe d’un rire menaçant à l’échange policé de remerciements d’usage. Si les pratiques mafieuses de Michael peuvent affecter sa famille, ce n’est cependant pas l’hypothèse d’un attentat qui se révèle finalement la plus dangereuse – au contraire du premier Parrain, où son épouse sicilienne était tuée dans l’explosion de sa voiture. Issue de la bourgeoisie WASP, au départ totalement étrangère à l’univers mafieux, Kay n’a jamais vraiment pu admettre les activités criminelles de son mari – dont elle est tombée amoureuse à un moment où il semblait promis à un tout autre avenir. Sans doute préfère-t-elle faire semblant de ne pas savoir, de ne pas comprendre ce qui se passe autour d’elle. Les règlements de compte qui jalonnent les tractations avec Hyman Roth portent un premier coup à cet aveuglement volontaire ; mais c’est la commission sénatoriale d’investigation qui achève de rendre sa position intenable : lors de l’audition de son époux, Kay se trouve assise derrière lui, au second plan.

Plan moyen de la commission.

LE PRÉSIDENT DE LA COMMISSION : J’ai ici la déposition d’un témoin entendu précédemment, un certain Willi Cicci : il a déclaré que vous étiez à la tête d’une des plus puissantes familles de la mafia des États-Unis.

Plan rapproché de Kay, de profil ; elle baisse la tête.

LE PRÉSIDENT DE LA COMMISSION : Est-ce exact ?

MICHAEL : C’est faux.

     Face à l’étalage des affaires de son mari sur la place publique, Kay baisse une fois de plus la tête, mais elle ne peut pas ne pas entendre, ne pas se rendre compte que Michael ment à cette commission comme il lui a menti la seule fois où elle lui a posé une question sur ses activités – c’était la dernière scène, fameuse, du Parrain. La brusque insertion du plan rapproché de Kay, là où l’on attendait un gros plan de Michael, fait l’effet d’un coup de couteau porté au personnage, relayant la blessure que lui infligent les déclarations du sénateur.

     Confrontée à une réalité qu’elle ne veut pas assumer, Kay bat en retraite; la seule issue qui lui reste est de rompre ce lien conjugal avec lequel elle ne veut plus vivre : la scène de séparation a lieu dans une chambre d’hôtel, un lieu impersonnel, comme pour signifier à Michael qu’ils ne sont déjà plus que des étrangers l’un pour l’autre. C’est au tour de Michael de s’aveugler, de croire qu’il est encore temps de tout recommencer. Alors vient l’aveu de Kay : « Ce n’était pas une fausse couche. Je me suis faite avorter. Avorter, Michael. Même notre mariage a avorté. Il porte en lui le sacrilège et le mal. ». Kay se sert du seul pouvoir qui lui reste dans une société éminemment machiste : la décision de ne pas enfanter. En refusant de mettre au monde ce fils qui aurait dû la lier un peu plus à Michael, elle se sépare définitivement de lui, brisant l’unité familiale depuis longtemps factice.

     Bien avant l’aveu et la rupture qu’il induit, la séparation était effectivement pleinement consommée dans les faits ; une belle scène, entièrement muette et peut-être influencée par le cinéma d’Antonioni, montre clairement cette déliquescence du couple : lors de son retour dans sa propriété du Nevada, après son voyage à Cuba, Michael contemple le jouet offert à son fils pour Noël, abandonné dans un jardin couvert de neige ; il s’agit, ainsi que l’avait annoncé Tom Hagen, d’une petite voiture électrique rouge dans laquelle l’enfant peut s’asseoir; aucun sourire ne vient pourtant égayer le visage de Michael, saisi en gros plan face à l’apparition de ce jouet : car le cadeau du fils présent ne peut que renvoyer à l’absence du second fils tant désiré par Michael5. Puis celui-ci pénètre dans la maison, traverse de grandes pièces sombres et désertes; de petits bruits attirent son attention : Michael s’approche, découvre Kay attablée à sa machine à coudre ; il l’observe depuis le pas de la porte, sans qu’elle paraisse noter sa présence; puis il s’éloigne sans lui avoir adressé un mot. Plus aucun dialogue n’est possible. Les “liens sacrés du mariage” ne recouvrent plus la moindre réalité, ils ne sauvent que les apparences.

     Mais peut-être les apparences ont-elles toujours prévalu dans le couple que forment Michael et Kay ; peut-être la désunion est-elle inscrite dans la nature même de ce mariage, ainsi que l’affirme Kay lorsqu’elle dit qu’il « porte en lui le sacrilège et le mal ». Vers la fin du film, une scène vient ainsi littéralement rejouer la séquence qui concluait le premier Parrain, comme s’il ne s’agissait que de fermer la parenthèse d’une décennie qu’aurait représenté cette union : venue rendre visite à ses enfants, Kay s’apprête à repartir, et se trouve sur le pas de la porte de la maison ; Michael fait alors son apparition de l’autre côté de la pièce; tous deux se dévisagent en silence, Kay, manifestement inquiète, Michael, ne laissant rien transparaître ; il s’avance vers elle et, sans rien dire, ferme la porte. Le plan rapproché frontal qui montre Kay, désemparée, sur laquelle la porte se referme, l’excluant définitivement de l’univers de Michael, est presque à l’identique celui qui venait clore Le Parrain : Michael lui ayant affirmé qu’il n’appartenait pas à la mafia, Kay sort du bureau pour se servir à boire dans la pièce d’à côté ; à travers l’embrasure de la porte, elle voit entrer dans le bureau trois hommes qui manifestent à Michael tous les signes de déférence dus au Parrain ; Al Neri, le garde du corps de Michael, vient fermer la porte de communication. Le phénomène d’écho ainsi instauré d’un film à l’autre semble faire de la relation entre Michael et Kay l’histoire d’une longue décomposition, amorcée par ce premier mensonge – il aura fallu dix ans pour que la séparation symbolique du premier film devienne la rupture effective du second. Ce mariage brisé ne fut peut-être rien d’autre qu’un lent « processus de démolition », pour reprendre les mots qu’emploie Francis Scott Fitzgerald6 à l’orée de ce texte célèbre justement nommé La fêlure.               


MICHAEL / FREDO : le lien fraternel


     Dans l’univers dépeint par la trilogie du Parrain, le terme de famille désigne deux réalités distinctes, quoique souvent contiguës : d’une part, la famille telle qu’on l’entend d’ordinaire, rassemblant des êtres unis par les liens du sang ; d’autre part, celle que l’on nommera la Famille pour ne pas la confondre avec la précédente, englobe tous les personnages ayant des liens professionnels avec la famille Corleone et dépendant de son autorité – liens professionnels qui peuvent avec le temps évoluer en liens amicaux, même si l’amitié en question est souvent plus ou moins simulée.

     Il est important d’établir la distinction entre ces deux cercles de l’entourage de Michael Corleone, si l’on veut comprendre l’importance de la mise à l’écart dont est victime Fredo. Du fait de son appartenance à la famille, celui-ci bénéficie pourtant d’un statut privilégié et de certaines prérogatives naturelles : au cours de la soirée qui suit la communion d’Anthony, la femme de Fredo, ivre, attire l’attention par sa conduite déplacée; son mari la menace, elle hurle ; un homme de main de Michael la corrige, avec l’assentiment de Fredo, qui va se rasseoir à table auprès de son frère.

FREDO : (penaud) Je n’arrive pas à la tenir.

MICHAEL : Fredo , tu es mon frère, tu n’as pas à t’excuser.

     Mais sa position privilégiée à l’égard de Michael ne signifie pas que Fredo occupe une place importante dans la Famille : lorsqu’il rejoint son frère à Cuba, il n’a pour mission que de transporter une valise contenant deux millions de dollars – soit une tâche d’homme de main, bénéficiant seulement d’une certaine confiance (l’ironie voudra que ce soit justement Fredo le traître dans l’entourage de Michael). Son seul rôle à La Havane consiste à faire la tournée des boîtes avec les politiciens véreux que Michael soudoie – dans le premier Parrain, on se souvient qu’en plein cœur de la guerre des Familles, Fredo était placé dans un casino à Las Vegas : l’univers qu’on lui assigne, c’est celui du strass, des paillettes et des meneuses de revues peu farouches.

     Au contraire, lorsque les affaires deviennent sérieuses, Fredo est évincé – en particulier au profit de Tom Hagen, le demi-frère et conseiller de Michael : à la suite de l’attentat du Nevada, Michael convoque ainsi Tom pour lui confier la direction des affaires en son absence.

MICHAEL : Il y a beaucoup de choses que je ne peux pas te dire, Tom. Et je sais que ça t’a choqué dans le passé. (geste de dénégation de Tom Hagen) Si, si. Tu croyais que c’était parce que je n’avais pas foi en toi, que je n’avais pas confiance. Mais c’est... mais c’est parce que je t’admire, et que je t’aime que j’ai eu des secrets pour toi. C’est pourquoi, en ce moment, tu es le seul en qui j’ai une confiance totale. Fredo ? Bien sûr, il a du cœur. Mais c’est un faible, et il est bête, et ça, tu vois, c’est une question de vie ou de mort. Tom, tu es un frère pour moi.

     En gratifiant celui qui n’est que son demi-frère d’une charge que son frère véritable n’a jamais pu approcher, en reconnaissant explicitement Tom comme le frère qu’il aurait préféré avoir, Michael privilégie les liens de la confiance au détriment des liens du sang – et des liens nationaux, puisque Tom Hagen est, ainsi qu’il le dit dans Le Parrain, un germano-irlandais parfaitement étranger à toute généalogie sicilienne.

     Un curieux phénomène d’échange des rôles s’opère alors entre Fredo et Tom Hagen : à Cuba, Fredo raconte la plaisanterie que faisait sa mère sur ses origines, la façon qu’elle avait de se demander s’il n’avait pas été abandonné par des tsiganes plutôt qu’enfanté par elle ; Fredo avoue se demander parfois lui-même s’il n’est pas un enfant abandonné plutôt que le fils de Vito Corleone. La plaisanterie de Mama Corleone recoupe étrangement la véritable histoire de Tom Hagen, orphelin découvert dans la rue par Sonny et effectivement adopté par Vito. Ainsi, le fils authentique met en doute sa filiation, tandis que le fils adoptif se voit reconnaître comme membre à part entière de la famille.

     Si Vito apparaît comme le double inversé de Michael, Tom Hagen est sans doute bien celui de Fredo : les deux acteurs – Robert Duvall, John Cazale – ne sont pas sans manifester une certaine parenté physique, la calvitie naissante de l’un semblant ainsi être le reflet de celle de l’autre. Au point de vue corporel, Fredo se révèle en fait être le double malingre de Tom, le maigre corps nerveux du premier s’opposant à la forte carrure placide du second. Sur le plan vocal, Fredo est constamment en deçà ou au-dessus de l’expression requise, il pleurniche ou vocifère ; au contraire, Tom, qui est la diplomatie incarnée, parle d’une voix égale, n’élevant le ton qu’à titre exceptionnel.

     Mis à l’écart des activités de la Famille, évincé du seul rôle gratifiant qui lui restait, celui du frère du Parrain, Fredo ne peut que se tourner vers la voie de la trahison. Coppola n’en fait pas grand mystère, ne jouant pas vraiment la carte du suspense ; très vite, il dévoile au spectateur l’identité du traître : un plan-séquence assez bref montre Fredo, contacté au téléphone par Johnny Ola, l’exécuteur des basses œuvres d’Hyman Roth ; affolé, Fredo raccroche rapidement. La conversation a duré juste assez longtemps pour qu’il n’y ait aucun doute sur la déloyauté de Fredo. Le véritable enjeu n’est pas là – et l’on ne saura d’ailleurs jamais vraiment jusqu’à quel point Fredo était conscient de mettre en danger la vie de son frère.

     La question centrale concerne en fait deux phrases, ouvertement antithétiques, toutes deux prononcées par Michael au sujet de Fredo, après la découverte de sa trahison, l’une qui le sauve, l’autre qui le condamne – l’une qui réaffirme malgré tout la prééminence des liens du sang, l’autre qui les rompt définitivement. Comment est-on passé de la première – « Tu es toujours mon frère, Fredo. » – à la seconde – « Fredo, tu n’es plus rien pour moi, ni un frère, ni un ami. » ?

1) Ayant compris que Fredo était le traître, Michael le prend à part au cours de la fête de la Saint Sylvestre, au palais présidentiel cubain, et lui annonce qu’il sait ; sous le choc, Fredo s’éloigne. Comme tous les hommes d’affaires américains et les notables, Michael fuit l’île tombée aux mains des révolutionnaires ; apercevant Fredo à pied, il fait arrêter sa voiture et lui crie : « Fredo, viens avec moi! Tu es toujours mon frère, Fredo! ». Effrayé, Fredo s’enfuit.

   Les liens du sang n’absolvent peut-être pas Fredo de sa faute, mais ils survivent à la révélation de celle-ci ; ils doivent prédominer sur la douleur, le ressentiment et le désir de vengeance.

2) Apprenant que la commission sénatoriale s’apprête à faire témoigner contre lui Pentangeli, Michael va voir son frère pour lui demander des informations. Fredo en vient à raconter les circonstances qui ont présidé à sa trahison.

FREDO : (il parle de Johnny Ola) Il avait dit qu’il y aurait quelque chose pour moi, uniquement pour moi.

MICHAEL : Mais je me sui toujours occupé de toi, Fredo.

FREDO : Tu t’es occupé de moi ?! Tu es mon petit frère, et c’est toi qui t’occupes de moi! Est-ce que tu as pensé à ça, hein ? Est-ce que tu y as pensé une seule fois ? Que Fredo aille faire ci! Que Fredo aille faire ça! Que Fredo aille donc s’occuper de ce boui-boui au fin fond de la banlieue! Que Fredo aille chercher ce type à l’aéroport! C’est moi l’aîné, l’aîné, ton frère aîné, et tu m’as passé sur le ventre!

MICHAEL : C’est ce que papa souhaitait.

FREDO : Mais ce n’est pas ce que moi je souhaitais! Je suis à la hauteur, je ne suis pas un minus, je ne suis pas ce que les gens croient, un con! Je pense, moi, et je veux qu’on me respecte!

[...]

MICHAEL : Fredo, tu n’es plus rien pour moi, ni un frère, ni un ami.

   Ce n’est pas au nom de la trahison de Fredo que Michael brise les liens du sang, mais bien par peur de son ambition jusque-là étouffée, par crainte de le voir revendiquer ce qui lui revient en vertu des droits d’aînesse. Le lien fraternel pouvait prévaloir sur le désir de vengeance, mais il s’incline devant la crainte de perdre le pouvoir.

   Le dialogue a lieu dans le hangar à bateaux de la propriété du Nevada – le sort de Fredo semble déjà scellé, il sera abattu en pêchant sur le lac que l’on peut apercevoir à travers la baie vitrée ; il pleut dehors, la pièce est sombre, le contre-jour découpe les silhouettes brumeuses des deux hommes : en rompant le lien fraternel, Michael et Fredo sont déjà passés du côté des ombres.

     Au dernier plan du film, Michael est assis dans son jardin, le soir venu. Il a la main gauche serrée prés du visage. Un bref travelling vient le cadrer en gros plan. Il regarde au loin, son visage est impassible. On remarque son alliance à la main gauche. Début de la musique du générique de fin; fondu au noir, l’obscurité le submerge ; le dernier élément de l’image à disparaître est son alliance, dérisoire rappel de tous les liens qu’il a rompus pour conserver le pouvoir.     

 

Jean-Etienne PIERI



1 Prés de 3h20, contre un peu plus de 2h40 pour le premier et le troisième épisode – Le Parrain II est à ce jour le film le plus long réalisé par Coppola.

2 Une seule scène peut être considérée comme un flash-back : c’est, à la toute fin du film, le passage du repas de famille durant la guerre. De manière significative, cette scène ne relève pas de l’histoire de Vito – qui demeure hors-champ tout le long de la séquence. Les acteurs que l’on retrouve là sont justement ceux qui apparaissent dans l’autre partie du film: A. Pacino, R. Duvall, J. Cazale, T. Shire. Le gros plan d’Al Pacino, méditatif, qui suit cette scène – et clôt le film –, semble attester sa valeur de remémoration.

3 En 1977, Le Parrain et Le Parrain II ont d’ailleurs été remontés pour la télévision, dans l’ordre chronologique, afin d’être diffusés en épisodes.

4 J’emprunte cette idée au beau livre du regretté Iannis Katsahnias, Francis Ford Coppola (Cahiers du cinéma, coll. « Auteurs », 1997).

5 Bien des années plus tard, Coppola, qui perdra lui-même son fils dans un accident de bateau, déclarera: « Vous pouvez voir une photo de mes deux enfants, Roman et Sofia, prise juste après l’accident. Eh bien, c’est en fait une photo de mes trois enfants. Parce qu’on peut voir sur leurs visages celui qui manque. » Cette mort de l’enfant sera transposée dans Le Parrain 3, achevant de faire de Michael Corleone le double du réalisateur.

6 Fitzgerald dont Coppola adapta Gatsby le magnifique, réalisé par Jack Clayton la même année que Le Parrain II, en 1974.