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LA CITÉ DES ENFANTS PERDUS

 

 

     La Vierge des tueurs de Barbet Schroeder se donne d’abord à voir comme l’histoire d’un impossible retour : après trente ans d’exil volontaire, Fernando Vallejo – double revendiqué de l’auteur du roman original, qu’il a lui-même adapté pour l’écran – revient à Medellin, sa ville natale, pour y mourir. Son projet est, sinon compromis, au moins ajourné par sa rencontre avec Alexis, un jeune sicaire de seize ans dont il tombe amoureux et avec lequel il arpente Medellin. L’apparent retour du personnage – qui redouble celui que Barbet Schroeder, qui a lui aussi passé ses premières années dans la cité colombienne, effectue sur les lieux de son enfance – se révèle pourtant bien vite illusoire : Medellin a tant changé au cours de l’absence de Fernando, elle a été tellement transformée par le trafic de drogues et les règlements de compte qui en résultent, que c’est à la découverte d’une nouvelle ville que le protagoniste est confronté, bien plus qu’aux retrouvailles avec la cité de son enfance – et l’on pense au beau titre du film tourné au début des années 70 par Nicholas Ray et ses étudiants, We can’t go home again, emblématique de cet impossible retour au lieu de l’origine. Les premiers plans de Before and After (1996), l’un des précédents films de Barbet Schroeder, montraient une petite ville enneigée du Massachusetts, confite dans son calme trompeur ; la découverte du cadavre d’une jeune fille dans la neige faisait irrémédiablement basculer l’histoire et la famille Ryan (dont le père tentait de protéger son fils meurtrier comme Fernando essaie de détourner les soupçons qui pèsent sur Alexis après un assassinat en pleine rue) dans l’ère de l’après. Il n’y a, dans La Vierge des tueurs, aucune image de l’avant: celui-ci ne s’incarne qu’à travers les propos fugitivement nostalgiques de Fernando, le corps vieilli de l’acteur qui l’interprète (German Jaramillo), et la mélodie d’une ancienne chanson qui résonne dans un café ou un restaurant.

     L’importance de l’écart entre ce que Medellin fut et ce qu’elle est devenue est perceptible dans le rapport entre Fernando et Alexis, en particulier sur le plan linguistique – dont on ne saurait mésestimer l’importance, sachant que Fernando se définit lui-même à plusieurs reprises comme grammairien. Les premiers mots qu’échangent Vallejo et le jeune sicaire font prendre conscience au premier du changement d’appellation de la ville – changement somme toute logique, Medellin ayant été transformée au point que ses nouveaux occupants ne peuvent plus la désigner par le nom dont se servaient leurs aînés. Fernando se rend bien vite compte que les mots qu’emploient Alexis ont perdu leur sens originel, lorsqu’ils n’ont pas tout simplement pris un sens contraire – comme les termes qualifiant l’amour, qui caractérisent désormais la vengeance et la haine2. L’écart linguistique entre Fernando et Alexis apparaît également sur le strict plan de l’anachronisme : Fernando désigne son voisin qui joue de la batterie la nuit comme étant un hippie, Alexis lui explique qu’il s’agit en fait d’un punk. Mais c’est surtout dans l’usage que l’un et l’autre font du langage que l’écart entre  les deux personnages se révèle le plus important et le plus significatif : au cours d’une scène Fernando explique qu’il est l’inventeur de la notion de “pro-verbe”, qui recouvre le terme qui, dans la phrase, vient remplacer le verbe et en tenir lieu. L’intérêt de Fernando pour cette notion ne relève pas du hasard : à ses yeux, le langage est effectivement toujours ce qui remplace l’action, ce qui en tient lieu. Il y a un écart nécessaire et incompressible entre l’énoncé et l’acte. Au contraire, pour Alexis, il n’y a pas de distinction entre langage et action : lorsque Fernando exprime le désir de tuer leur bruyant voisin, le hippie-punk, Alexis s’empresse de satisfaire ce qu’il croit être une demande  de son amant, et abat en pleine rue le joueur de batterie. L’idée que quelque chose puisse relever du seul domaine du langage, sans qu’aucune action en découle, semble incompréhensible aux yeux d’Alexis. Par certains côtés, le jeune sicaire évoque une déformation lointaine des travaux de John Langshaw Austin, en particulier de l’ouvrage majeur de celui-ci Quand dire, c’est faire, et la perspective d’une langue qui se réduirait aux seuls énoncés performatifs. Après une nouvelle scène de meurtre, Fernando explique à Alexis que c’est dans l’écart entre la pensée (ou son expression, le langage) et l’action que réside toute la civilisation. Alexis ne cesse de faire la preuve de la réduction d’un tel écart, réduction qui apparaît de fait comme le symptôme d’une déliquescence avancée de l’univers dans lequel il vit.

     Objet secondaire au regard de l’action du film, morceau parmi d’autres d’un arrière-plan volontiers surchargé, la télévision peut raisonnablement passer inaperçue à la première vision de La Vierge des tueurs – comme nombre d’éléments de cette œuvre à l’évidence trompeuse et à la complexité réelle. L’usage qu’en fait Barbet Schroeder n’est pourtant pas anodin ; la télévision colombienne ne semble effectivement diffuser tout au long du film que trois types de programmes : les discours du président de la république, le match de football qui suscite l’enthousiasme dans un restaurant, et un film pornographique, le seul programme sur lequel Wilmar (le double et “remplaçant” momentané d’Alexis, après la mort de ce dernier) interrompt son zapping dans la chambre du motel où Fernando et lui se sont réfugiés. Le porno, à la vulgarité pourtant manifeste, apparaît paradoxalement comme le moins obscène des trois programmes. Il sert avant tout de révélateur à l’obscénité généralisée des images que diffuse la télévision. Car celle-ci est montrée dans le film comme un puissant vecteur d’aliénation des masses : les discours mensongers des politiciens, les “divertissements” réduits à leur plus simple expression physique que l’on offre au peuple (« Quand l’humanité s’assied sur son cul devant un téléviseur pour regarder vingt-deux adultes infantiles donner des coups de pied à un ballon il n’y a pas d’espoir » écrit Vallejo-l’auteur, et le commentaire de Vallejo-le personnage dans le film n’est guère plus amène) sont autant de paravents avec lesquels on tente de masquer une réalité inavouable.

     Pour donner au contraire à voir cette « réalité devenue folle », selon les mots du réalisateur, « il fallait un côté documentaire pour installer le film dans la ville, mais il fallait aussi rendre le côté hallucinatoire, bref utiliser à la fois la caméra à l’épaule et les mouvements de grue.»3. Cette alternance entre une mise en scène héritée de la pratique du documentaire – Barbet Schroeder a par le passé fait œuvre de documentariste avec Général Idi Amin Dada (75) et Koko, le gorille qui parle (77), et a par ailleurs réalisé en Nouvelle Guinée plusieurs courts métrages documentaires avant d’y tourner son film de fiction La Vallée (72) – et une mise en scène plus stylisée, où la caméra se fait plus ostensiblement présente, n’est pas sans précédent dans l’œuvre du réalisateur : on se souvient en particulier de Reversal of Fortune (Le Mystère Von Bülow, 90), où les scènes entre l’avocat Alan Dershowitz (Ron Silver) et Claus Von Bülow (Jeremy Irons) étaient traitées sur un mode très sobre, à l’approche presque documentaire, alors que les flash-back sur la vie de couple des Von Bülow cherchaient à retrouver l’esthétique du cinéma hollywoodien classique des années 50 – le référent avoué du metteur en scène étant Written on the wind (Écrit sur du vent, 56), l’un des plus beaux mélodrames de Douglas Sirk4. La Vierge des tueurs ne fait pas que reprendre ce principe d’alternance entre deux orientations stylistiques apparemment contradictoires, elle le prolonge en le complexifiant : le partage entre les deux esthétiques s’opère effectivement moins en termes de scènes – même si certains passages, comme les scènes de cauchemar de Fernando, appartiennent exclusivement au « côté hallucinatoire » décrit par le réalisateur – qu’en termes de plans. Au sein d’une même scène peuvent ainsi se succéder un plan qui relève d’une stricte approche documentaire et un plan plus proprement “fictionnel”, affichant la part d’artifice inhérente au film narratif ou revendiquant la pleine et entière maîtrise de sa réalisation. De la sorte, dans la scène de la morgue, un gros plan révèle d’abord une espèce d’album de photographies, où sont consignés des polaroids des morts récemment arrivés, que peuvent consulter les familles des disparus. L’incertitude du spectateur quant au statut exact de cet album – confectionné pour les besoins du film ou effectivement filmé dans les locaux de l’institut médico-légal ? – renforce la dimension documentaire du plan, qui pourrait aisément prendre place dans un reportage sur la criminalité à Medellin. Succède alors à ce plan un long travelling en plongée, filmé à la grue, qui part des familles éplorées pour dévoiler progressivement les bureaux de la morgue, les dactylographes qui tapent ce que l’on suppose être des rapports d’autopsie et des déclarations de décés, tout un système chargé d’encadrer le massacre que fait une ville de ses propres enfants. Plan impressionnant, que seul un cinéaste de fiction était bien sûr techniquement à même de réaliser, mais qui ne prend toute sa valeur qu’allié à la sèche brutalité du plan précédent.  

     Mais il est d’autres passages du film où l’alternance entre approche documentaire et dimension fictionnelle, voire hallucinatoire, produit un effet tout à fait différent : ainsi, la scène où Fernando rend visite à la mère d’Alexis, après la mort du jeune sicaire – moment d’une grande sobriété et d’une âpreté rare, au cours duquel Barbet Schroeder parvient à suggérer l’étouffement familial et l’absence d’horizon en panoramiquant sur un matelas à même le sol – se prolonge en un passage ouvertement fantasmagorique où, pendant que Fernando descend le grand escalier du quartier, la pluie devient progressivement rougeâtre jusqu’à créer au sol d’authentiques ruisseaux de sang. Le sentiment de déréalisation que suscite un tel effet, à ce moment du film, renvoie l’œuvre à son statut de fiction, et donc à sa nature artificielle que l’approche documentaire du début de la scène avait pu fugitivement – et dans la mesure de l’illusion de réel propre au cinéma – faire oublier au spectateur. Car, au regard de la réalité de Medellin, La Vierge des tueurs n’est jamais qu’une fiction, un simple spectacle. Le dernier plan du film, montrant Fernando tirer les rideaux des fenêtres de son appartement, à travers lesquelles on aperçoit tout Medellin, ne dit pas autre chose : le spectacle est fini. Plus encore que le rideau du théâtre qui se ferme au terme de la pièce, ce plan évoque la dernière image de Mean Streets (73) de Scorsese – autre fiction, certes documentée, mais en aucun cas documentaire, sur une ville, et plus encore un quartier –, ce bref plan des fenêtres d’un immeuble, où l’on voit un homme tirer un store tandis que résonnent off les applaudissements et les remerciements de la fin d’un concert. Par-delà l’effet de réel que leurs deux films ont réussi à créer durant leur projection, Martin Scorsese et Barbet Schroeder rappellent ainsi in fine le statut fictionnel de leurs œuvres, et suggèrent que celles-ci ne sont dès lors que de nécessaires déformations de la réalité qu’elles peignent. Le premier plan de La Vierge des tueurs donnait déjà à voir ce rapport bien particulier au réel : un long travelling à la steadycam glissait le long d’une vitrine, fixant les reflets de la circulation d’une rue de Medellin. C’était bien dire là, à l’orée du film, que celui-ci ne saurait être autre chose qu’un reflet partiel, un écho lointain, assourdi, forcément détourné, de la violence effective de Medellin. Et l’on pense alors à Lautréamont, qui comme Barbet Schroeder passa son enfance en Amérique du Sud avant d’être précipité à l’adolescence « dans le système napoléonien des lycées français »5 : « C’est l’heure silencieuse où plus d’un être humain rêve qu’il voit apparaître des femmes enchaînées, traînant leurs linceuls, couverts de taches de sang, comme un ciel noir, d’étoiles. Celui qui dort pousse des gémissements, pareils à ceux d’un condamné à mort, jusqu’à ce qu’il se réveille, et s’aperçoive que la réalité est trois fois pire que le rêve. ».                           

 
Jean-Etienne PIERI



1 Pas plus qu’il n’y a d’image de l’ailleurs, celui-ci étant seulement évoqué à travers les propos d’Alexis, qui cite des   capitales étrangères comme autant de possibilités de fuites – qui lui seront bien sûr refusées. De la même façon, la profondeur de champ qu’offre la Haute Définition inscrit Medellin à l’arrière-plan de chaque image : au-delà de l’inscription de la fiction dans un cadre documentaire, la profondeur de champ donne ainsi à voir l’incapacité des personnages à échapper à la ville dont ils sont les prisonniers, puis les victimes.   

2 Fernando Vallejo, l’écrivain, exprime avec humour son scepticisme à l’égard des analyses purement sociologiques que l’on serait tenté de faire d’un tel changement : « N’importe quel sociologue à la manque, de ceux qui se les roulent en préparant leurs analyses de « conseillers pour la paix sociale », en conclurait que le bouleversement d’une société entraîne celui du langage. Mon œil ! C’est le langage qui est comme ça. De lui-même il est déjà dingue. » (Trad. Michel Bibard) 

3 Entretien avec Barbet Schroeder par Jean Douchet, reproduit dans le dossier de presse du film.

4 Dans l’entretien déjà cité avec Jean Douchet, Barbet Schroeder parle du jaune comme de la couleur principale de La Vierge des tueurs et évoque « l’émotion esthétique intense que [lui] avait provoqué la voiture jaune de Écrit sur du vent de Douglas Sirk.».

5 Entretien de Barbet Schroeder avec Michel Ciment, dans l’émission Projection privée sur France Culture.