LE CALME DE VINCENT
VAN GOGH
Sur Léglise
dAuvers
Une
église est un édifice qui donne
traditionnellement lexemple dun élan
vertical, métaphore architecturale, visuelle, de
lélévation spirituelle quelle se
doit de susciter. Cette fonction didactique du
bâtiment est couramment admise et Vincent Van Gogh en
peignant léglise dAuvers-sur-Oise ne
peint pas autre chose. Cest peut-être lune
des raisons pour lesquelles ce tableau se donne
immédiatement, dans le premier regard. Il ny a
pas ici à suivre un parcours durant lequel
luvre se dévoilerait peu à peu.
Léglise y est comme modelée par une
poussée intérieure et elle flamboie sous la
lumière fantastique de ce qui pourrait rappeler un
ciel dorage, à la fois sombre et lumineux. Van
Gogh nous la montre dans sa force obvie. Cest tout le
sujet du tableau, qui simpose à chacune des
visions successives.
Le mouvement ascendant de
léglise nest pourtant pas ici rendu par
la silhouette élancée de
lédifice, qui apparaît plutôt trapu
et enraciné dans le sol, mais par le fait que
léglise est placée au sommet dune
légère proéminence du terrain. Ceci est
un apport de Van Gogh puisque léglise
dAuvers est en fait entourée dun terrain
plat. Sur la toile elle semble ainsi être le
prolongement naturel dune poussée du sol dans
lequel les contreforts à la fois senracinent et
duquel ils sélèvent. Dans un tel
agencement le contrefort dans la partie gauche du tableau se
trouve prendre appui en contrebas de la base de
léglise. Ainsi, devant sincliner vers le
haut, le contrefort ne se réduit plus à une
fonction de soutien mais, au prix dune contorsion
pourrait-on presque dire, semble exercer sous nos yeux une
poussée sur le bâtiment. Il sagit
là plus dun élan se faisant que de
lélan accompli dun édifice
vertical. En ceci, Van Gogh rompt avec ses
premières représentations de la tour du
cimetière de Nuenen dans les années 1884-1885
où la verticalité du bâtiment
sopposait à un sol plat, dégagé
jusquà lhorizon. Léglise
dAuvers est plus à rapprocher de la
dernière toile qui prend pour motif la tour de Nuenen
sans toit de mai 1885. Dans cette dernière le cadre
est resserré sur la masse de lédifice
abordé par langle et dont les contreforts
paraissent de ce fait plus imposants encore. Dans
Léglise dAuvers, le cadre suffit
juste pour inscrire léglise dans sa largeur ce
qui, étant donné les dimensions de la toile,
fait de lédifice une masse dautant plus
imposante quelle est centrale et occupe la plus grande
partie de la toile. Elle ne peut quasiment pas être
plus proche quelle nest déjà en
étant représentée dans son
intégralité et le mouvement doit donc se
continuer par dautres moyens pour sapprocher du
spectateur. En raison de langle de vue de
lobservateur, le faîte de la chapelle du chevet
se trouve placé sur la toile plus haut que la toiture
du transept. Cette chapelle devient ainsi comme une proue
qui savance précédée dans son
geste par la langue dherbe qui vient fendre, au
premier plan du tableau, le flot du chemin. Et lon
retrouve ici aussi le tableau de la tour de Nuenen dont le
mur dangle, par leffet de la perspective,
glissait en sa base vers lavant du tableau.
Lélan interne se traduit non
seulement par le fait que léglise
sélève et par le fait quelle
savance, mais aussi quelle irradie. Et ce par
contraste dabord puisquelle est posée
contre un ciel vide et profond, en bleu de cobalt,
lui-même souligné par les aplats oranges des
toitures. Les angles supérieurs du tableau sont
assombris et léglise, à contre-jour, se
trouve ainsi entourée dun halo de clarté
dont elle semble être la source. Les angles de la
toiture de léglise sont soulignés de
noir, ce qui est caractéristique de cette
période du peintre, mais, plus inhabituel, aussi de
blanc, le noir ne venant plus en fait lui-même que
soutenir ce blanc, en augmenter lacuité et se
faire presque oublier. Les angles blancs amollissent
à la fois les contours de sorte que
larchitecture semble plus le fruit dune
matière interne que de la géométrie
et tracent des traits lumineux qui éclairent
encore plus que ne le faisait leur contraste mutuel les
oranges et les bleus quils distribuent. Les aplats de
tons pâles affleurent sur les contreforts de la
chapelle du chevet et soulignent larrondi de
labsidiole qui vient sinscrire dans langle
du chevet et du transept. Les murs eux-mêmes sont
effleurés par un violet clair et savancent par
contraste avec le bleu sombre des vitraux et lombre
portée sur lherbe devant
léglise.
Malgré tout ce mouvement contenu
Van Gogh donne pourtant le sentiment davoir peint
quelque chose que personne ne voit. Léglise
brille, massive, évidente, tandis quune
silhouette passe sans lui prêter attention. On devine
sa démarche rapide, la tête inclinée
vers lavant du chemin plutôt que levée
vers la bâtisse. Elle séloigne, prise par
le flot du chemin tandis que léglise, elle,
savance: le chemin est presque une rivière que
la proue de léglise vient fendre. Mais
cest peut-être beaucoup dire de cette silhouette
qui reste muette tandis que la masse silencieuse des pierres
donne à lire un monde, mieux quun visage. Si la
figure humaine se tait, est-ce écart irrattrapable
entre deux mondes, ou bien léglise doit-elle
être vue comme limage, bouillonnante,
démesurée, de ce qui habite le passant
anonyme ? Production sur un autre support,
métaphore visuelle de linvisible.
Léglise est habitée et
ne cherche pourtant pas à dire, de sorte quil
faudrait parler, pour la décrire, dune
lumière rentrée et que de ce fait on ne peut
pas savoir si cest la joie, la colère, la
volonté ou lespoir qui lhabite. Ce qui
reste est presque plus important: une affirmation limpide,
nette comme un mot (à ceci prés que le
mot manque justement pour nommer cette
immédiateté), un éclat qui se donne
demblée et qui ne donne pourtant pas
lidée de vouloir plaire, de se vouloir vu. Et
cet éclat saffirme finalement par son calme
dans le tourbillon des couleurs: léglise est
posée au centre du tableau comme une montagne de
pierre. Elle est là malgré tout et plus que
toute autre chose, puisque tout à été
écarté par le cadre, elle vit.
Cest, du début à la
fin, lunique idée, lunique volonté
du tableau: montrer comment cette église
déborde et dépasse les dimensions intangibles
de son espace physique. Dans lune de ses
dernières lettres Van Gogh évoquait ses
« toiles qui même dans la
débâcle gardent leur calme. » Il
y a de ce calme dans Léglise
dAuvers. Le calme de la toile cest de savoir
montrer cette église sans au-delà, sans point
dhorizon (le ciel est vide et sans soleil), pour
elle-même, davoir su montrer ce qui reste en
enlevant le futur et le passé dans lesquels se
projettent les êtres et qui les masquent.
Léglise est au présent, son cadran
dhorloge na pas besoin daiguille
puisquil se borne à indiquer un ici.. Pendant
un instant le tableau fait silence autour de lui. Il
ny a plus que cela, cette église qui vit en son
endroit, qui na pas besoin de nous, de notre regard,
que nous aurions si facilement pu manquer, qui na pas
besoin dun chemin, de ce point vers lequel se
hâte la silhouette, qui se suffit, qui vaut
gratuitement, sans le support dun en-dehors. Van Gogh
cest Tolstoï pour le meilleur: quand le feu de
lâme na pas besoin dhorizon
théorique, dappel historique,
didéal pratique. Quimporte ce
quelle veut puisquelle a la beauté de
vouloir. Et quand il y aurait au cur de son
rayonnement un désespoir elle pourrait encore dire:
je néchangerais pas même ma tristesse
contre leur bonheur, car leur bonheur est mort et ma
tristesse est vivante.
Fabien TISSIER
Léglise
dAuvers (94 × 77 cm) a été
peinte par Vincent Van Gogh en juin 1890 et se trouve au
musée dOrsay, à Paris.
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