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Ordo de Donald Westlake: le livre de l’échec

 

 

« La mélancolique, la tendre, la cruelle histoire qui suit, j’ai quelquefois imaginé qu’un inconnu me la contait, un après-midi d’automne, dans un bar obscur, feutré, presque désert » écrit Robert Soulat, dans la préface à la traduction française d’Ordo. Il est indéniable que c’est un roman très court; qu’un peu par hasard, au cours d’une fin d’après-midi, le lecteur se soit laissé aller à en lire les premières lignes, d’abord retenu par le ton désenchanté sur lequel le narrateur résume, en deux pages, sa vie, et il ne lui a finalement pas fallu deux heures pour tourner la dernière page. Le livre est ainsi facilement vécu comme un rêve qui a passé, ne laissant après lui rien qu’une vague résonance. L’histoire elle-même est d’ailleurs une parenthèse dans la carrière militaire d’un marin américain qui se retrouve, pendant une semaine, égaré au milieu des paillettes d’Hollywood. C’était en 1974. Deux ans après (il a alors quarante ans, l’âge de la retraite dans la marine), il nous raconte son histoire ou plutôt l’histoire d’« une chose […] qui m’a flanqué en l’air. » (p.13)1 C’est peut-être vrai. Peut-être aussi a-t-il du mal, au cours de ses nouvelles après-midi désœuvrées, à trouver quelqu’un qui ait la patience d’écouter son histoire. Alors il faut bien commencer par faire miroiter quelque chose d’un peu important.

C’est cela, Ordo, quelqu’un qui nous raconte une histoire qu’en elle-même on n’aurait pas trop envie d’écouter et le suspens est sa manière de s’en sortir, l’arme du faible en l’occurrence. Assez longtemps le lecteur demeure conforté dans l’idée qu’il va se passer quelque chose, et cela grâce à l’horizon d’attente propre au roman noir sur lequel Ordo joue constamment. D’emblée, en effet, Ordo s’est donné comme un roman noir. Pour cela, il a suffi d’un ton. Durant tout le premier chapitre (vingt pages) le discours d’Ordo, le narrateur, se poursuit avec cette séduisante verve maladroite dont la répétition, à satiété dans certaines phrases, de la conjonction de coordination et pourrait être emblématique2. Il y a pourtant au départ plus que cette voix. On ne peut nier que l’enjeu qui se dessine au début du roman satisfasse quelques attentes puisque très vite apparaît ce qui ressemble à une affaire: Ordo trouve sa photo dans un article de magazine consacré à une vedette de cinéma. Il avait bien été marié, il y de cela une quinzaine d’années, à une certaine Estelle Anlic qui aurait pris, en faisant du cinéma, le nom de Dawn Devayne. Mais elle a si bien changé qu’Ordo, qui l’avait vue plusieurs fois à l’écran (et qui la connaissait comme tout le monde, sous son pseudonyme d’actrice), ne l’avait pas reconnue. Aussi le doute s’installe: « Il y a quelque chose qui cloche, pensai-je. Je me demandais si des fois cette femme-là, Dawn Devayne, n’aurait pas un casier, ou bien peut-être qu’on la recherchait pour meurtre quelque part ou un machin de ce genre, et elle aurait juste payé Estelle pour lui emprunter sa biographie. Était-ce possible ? » (p. 22-23) et le marin va prendre tous ses jours de permission afin d’aller mener l’enquête. Fin du premier chapitre. Les mots « casier », « meurtre », « payé », « quelque chose qui cloche » et la réalité diffuse qu’ils recouvrent – une femme a disparu – fournissaient une situation de départ conventionnelle et satisfaisante.

Mais Ordo se résout assez rapidement à l’idée que malgré un changement physique radical Estelle Anlic et Dawn Devayne sont (à quinze ans d’écart) une seule et même personne et recherchera surtout une explication d’ordre psychologique. L’idée qu’une personne ait pu changer autant le fascine tout en le renvoyant à son propre sentiment d’avoir toujours été le prisonnier de son personnage. Il se demande comment celle qu’il connaissait, qui en était au même point que lui, a pu changer ce qu’elle était tandis qu’il restait le même.

Pourtant cette piste psychologique pourrait n’être aux yeux du lecteur qu’une erreur momentanée au bénéfice de laquelle la surprise d’Ordo sera plus grande en découvrant une affaire de chantage, une dissimulation ou un crime. A ce titre l’apparition de Byron Cartwright, l’impresario, aux pratiques douteuses, conforte le lecteur dans son attente; et quand Ordo rencontrera Dawn Devayne, quand il finira par partager son intimité durant quelques jours, le fait qu’elle continue à lui apparaître comme une autre que l’Estelle Anlic d’il y a quinze ans – et qu’il n’est visiblement pas bon d’évoquer – laisse encore la possibilité de penser qu’il y a là un secret à percer.

Mais le roman est alors déjà proche de la fin et il n’y aura pas d’ennemi à fuir, pas de machination à dévoiler, pas même de révélation brutale qui viendrait clore le récit – nous apprenant par exemple comment s’est produite la substitution d’identité ou ce qu’est devenue Estelle Anlic.

La surprise, s’il doit y en avoir une, c’est qu’il n’y avait pas à s’attendre à des surprises. La version un peu trop simple à laquelle s’est un peu trop facilement rangé Ordo était la seule valable. Finalement, Ordo c’est tout simplement l’histoire d’une femme qui détestait tant ce qu’elle était qu’elle l’a changé. Ou plutôt – car cette histoire-là est celle de Dawn Devayne – l’histoire d’Ordo c’est celle d’un homme qui cherche à savoir comment quelqu’un a pu se fuir soi-même, alors que lui n’y est pas parvenu. Quarante ans ce n’est pas vieux. Il n’en est pas moins arrivé à la fin de sa vie. C’est sans doute même le cas depuis 1974, deux ans auparavant et année où la réussite d’une autre lui révèle par contraste son propre échec. Mais Ordo ne se contente pas de jouer sur le contraste. Il y a une réelle nécessité d’un autre regard, extérieur, le seul peut-être à pouvoir dévoiler la beauté de la situation de Dawn Devayne puisque celle-ci apparaît comme un monde perdu, un possible – la révolte – qu’Ordo n’est plus placé que pour voir s’éloigner en en sentant le prix.

Hollywood, apparaissant comme le lieu du travestissement et de la dissimulation3, est le lieu naturel de Dawn Devayne, devenue la parfaite incarnation de la star. Mais si la laideur, la vulgarité d’Hollywood est liée à l’apparente bêtise de l’existence de Dawn Devayne leur victoire est commune; et l’une est métaphore de l’autre. Estelle Anlic est parvenue à ce qui apparemment n’est pas permis: devenir quelqu’un d’autre. Par la force de la haine qu’elle se portait elle a ainsi, à sa manière, renversé le cours naturel des choses. Ordo avait pratiquement compris Dawn Devayne en comprenant Hollywood dans une propriété de Palm Springs, à quatre heures du matin: « Le désert. Ces hommes – certains hommes – étaient venus dans ce désert, et par la force de leur volonté ils l’avaient transformé en un domaine royal. “Vivre comme un roi.” C’est un cliché, mais la vérité est là. Pendant mes études j’ai lu que les anciens empereurs romains avaient ordonné qu’on transporte de la neige des montagnes pour rafraîchir leurs palais d’été. Ce fut toujours le privilège des rois de transformer leur environnement en jouet confortable. Ici, où voici cent ans ces hommes seraient inexorablement morts de chaleur et de faim et de soif, ils se promenaient sur du gazon vert sous les projecteurs, riant ensemble et se servant à boire à l’arrière d’un caddy. » (p. 102-103) Si « certains » est souligné dans le texte c’est parce qu’Ordo n’en fait pas partie, lui qui n’a pas modifié l’ordre des choses qui y reste assujetti (qu’on songe ici à la paronymie rapprochant le nom du personnage de l’anglais order). Comment être un autre que celui que j’ai toujours été et que, de minute en minute, je continue d’être, mécaniquement ? nous dit Ordo d’un bout à l’autre du roman. On se rend alors compte que le personnage et le roman n’ont pas que leur nom en commun, ils sont tous les deux traversés d’un souci identique. Le même problème se pose pour le roman: comment sortir de la mécanique propre au genre qui finit par ne plus être qu’une morne répétition ? Dans Adios Schéhérazade l’incapacité à poursuivre la mécanique du genre occasionnait l’effondrement de la structure sociale du narrateur écrivain. Le livre tenu entre ses mains par le lecteur était un échec du point de vue de son programme (un roman pornographique) et en même temps clamait son existence comme récit de l’échec.

Ordo, dans un registre moins brillant mais plus abouti, n’aura pas lui non plus réalisé son postulat de départ. L’échec du personnage se double de celui du roman. A l’un comme à l’autre (Ordo le marin et Ordo le roman) tout ce qui reste ce sont les mots. C’est en effet par le ton, c’est-à-dire rien d’autre que la langue, qu’Ordo maintient un faible lien avec ce qui lui échappe pour l’essentiel: le roman noir. Mais cela n’a rien d’une auto-affirmation confiante du pouvoir du langage. Le roman, pour survivre, semble ne pas avoir pu faire autrement que d’avoir recours au procédé un peu dérisoire qui consiste à repousser sans cesse un attrait présenté comme imminent et n’est finalement pas même parvenu à donner ce qui avait été promis. En même temps c’est par ce moyen que le roman n’aura pas totalement abdiqué sa volonté initiale de se donner comme roman noir dans la mesure où une affaire subsistait comme un possible qui n’était jamais totalement écarté; ce qui est encore, bien qu’imparfaitement, une manière d’être. Car Ordo se bat pour son existence. Aussi étrange que cela soit à dire d’un livre, plusieurs fois c’est une impression qui revient. Westlake à la fin des années 70 – rappelons qu’Ordo a paru en 1977 – n’est plus en mesure de poursuivre un schéma classique dont il fut le tardif et dernier artisan4. Peut-être parce qu’une affaire résolue, c’est une affaire annulée, quoique fasse l’auteur. Il y a dans le roman noir une tendance à la clôture, d’une façon ou d’une autre. Ordo n’aura été quant à lui que l’évocation d’une affaire qui n’aura jamais été mais simplement donnée en termes incertains, en quelques mots lâchés dans une supposition: « quelque chose qui cloche », « meurtre » et surtout cette femme disparue et cette autre qui vient de nulle part. Traité dans la forme classique du roman noir ce postulat aurait amené à des éclaircissements, à des explications. Les éléments laissés en suspens en appellent à une histoire qui aurait pu être et que le lecteur, au gré de ses rêveries, remodèle et qui, celle-ci, n’est jamais close.

C’est finalement tout ce qui reste au personnage lui-même, une histoire qui lui échappe indéfiniment, sans livrer son sens. Même quand dans le dernier paragraphe Ordo nous dit: « Parfois je fais un rêve. » puis « quand je me réveille, je comprends », la dernière phrase, précisément incompréhensible et précisément du domaine du rêve, vient le contredire: « elle est enterrée là-bas, sur Hollywood Boulevard, sous son nom, elle est debout, elle plisse les yeux dans le soleil de San Diego. » Elle est à la fois « enterrée » et à la fois « debout », elle est sur Hollywood Boulevard et pourtant sous le soleil de San Diego. Mais cette phrase est plus frappante encore par l’ambiguïté qu’elle distille au moment même de répondre à la question que s’est posé Ordo d’un bout à l’autre du roman. Car en disant « son nom » il ne dit pas lequel. Alors… Estelle Anlic ? Dawn Devayne ? Qui sait. « Mon nom est Ordo Tupikos », c’est par ces mots que s’ouvrait Ordo. Le personnage se définissait d’abord par son nom, comme s’il y avait là quelque chose d’immuable, à quoi il resterait toujours attaché. La dernière phrase évoque elle-aussi un « nom » mais achève de fissurer cette certitude puisqu’une autre que lui a pu s’en échapper (et l’ironie voudra que l’un des noms auxquels elle échappe soit justement le sien, Tupikos, puisqu’elle fut sa femme).

Tout ce qui demeure – et qui justifierait qu’Ordo puisse dire « je comprends » – c’est l’exemple d’une révolte, d’une persévérance à rester debout même enterré, à plisser les yeux contre le soleil (et, on l’imagine, une partie de ce qu’il éclaire). Ce qui reste à Ordo c’est une histoire. Et elle ne pouvait être racontée que par lui, elle répond à sa propre révolte inaccomplie. Dawn Devayne n’a rien à dire; elle a agi. Ordo, lui, se rend compte qu’il n’y a plus autre chose à faire avec l’échec que d’en faire une histoire. 

 

 

David AGRECH



1 Pour cette citation et les suivantes, la pagination est celle de l’édition parue chez Rivages, coll. « Rivages/noir », 1995. Traduction de Jean-Patrick Manchette.

2 Il n’est pas surprenant que ce soit d’abord par la parole qu’Ordo se rattache au genre. Dans un bel article sur Manchette précisément, Nicholas Paige évoque le « roman noir traditionnel, dans lequel tout ce qui reste au héros devenu superflu est justement la puissance de la parole – la répartie facile, cinglante, séductrice. Le protagoniste du roman noir n’arrivera pas à grand-chose, et pourtant il lui reste le maniement habile de la langue – seule victoire et résistance dérisoire. » (« Manchette, ou le mutisme », Poétique, n° 120, novembre 1999, p. 483.)

3 A ce titre, est symptomatique l’épisode des photographies du réceptionniste de l’hôtel, grimé pour trois rôles types (le dur, le chanteur de comédies musicales, le cow-boy) et où le quatrième cliché « au naturel » est encore celui qui lui ressemble le moins. (p. 48)

4 Voir Manchette: « Notes sur l’usage du stéréotype chez Donald Westlake », Polar, 1ère série, n° 22, janvier 1982; repris dans les Chroniques, Rivages, 1996.