Dame
en rouge sur fond gris
« La parque na coupé notre fil quà moitié, Car je meurre en ta cendre et tu vis en ma flamme. » Tristan, Lamour durable
Dame en rouge sur fond gris1, roman un peu particulier en regard de luvre de Miguel Delibes, est une transposition à ce point réussie de lexpérience du deuil quil nest pas nécessaire de savoir le drame qui en est lorigine : la mort dAngeles de Castro2, survenue en 1974. Seul na dimportance ici que le texte qui en résulte. Et cest dabord avec une résonance quasi-théâtrale que nous parvient ce récit : il y a des personnages, un peintre, dont la création na pas résisté à livresse de labattement, et sa fille, tout juste libérée des geôles franquistes ; il y a un décor, latelier que fit aménager la disparue, et à la lucarne duquel se profile tout ce qui fait dorénavant partie de la vie du peintre ; il y a surtout le monologue, le discours intimement prononcé qui nesquisse cette mise en scène que pour nous raconter les derniers mois dune femme, pour nous dire cette résolution sublime de vivre face à la mort, le courage, face à linexorable progression de la maladie : les subterfuges, les sacrifices et les petits mensonges, autant de recours destinés à protéger lentourage. Et dans la contiguïté du souvenir, ce sera finalement toute une existence que lon parcourra, qui se rejouera devant nos yeux, existence tenant pourtant dans lespace dune seule phrase, ce jugement définitif prononcé par un peintre ami de la famille : une femme, a-t-il dit, qui par sa seule présence allégeait le poids de la vie. Mais comme embusquée derrière les mots qui parcourent la mémoire, la question finale transparaît sans cesse, trahit lincompréhension face à un deuil que lon devine impossible, la question fatidique parce que située à la fin du discours alors quelle en est pourtant le principe : Puisque la mort est inévitable, nest-ce pas mieux ainsi ? Question qui restera bien sûr sans réponse, puisquelle naboutira quà elle-même. Et la fille, appelée Anà comme sa mère, ne semble plus là que pour permettre au monologue de sénoncer un peu plus fort, de sextirper de son murmure. Ses apparitions ne traversent quun passé quelle connaît déjà, que sa mère lui détaillait lors des visites à la prison, dans les lettres. Cette mère trop vite emportée à qui le peintre sadresse aussi pour savoir si véritablement cela est mieux ainsi. Et lon est alors placé au cur du rapport unissant encore le veuf avec labsente, avec celle quil voudrait pouvoir recréer comme sil eût été pareil à Dieu. Ne serait-ce que parce que sa présence lui permettrait de retrouver la volonté créatrice progressivement éteinte à mesure que se développait la maladie. Lui qui nous confesse navoir été quun médium, pas un peintre, le médium de la voix qui guidait son pinceau, et quelle incarnait. Cest face à sa propre pensée que nous sommes situés, au sein même de cette réminiscence qui lanime. Le monologue nous représente la transcription de la pensée intérieure, réalisée dans « une correspondance absolue entre le temps et le texte »3. Comme en témoignent aussi toutes ces questions quil ne se pose quà lui-même : soit quelles nappellent aucune réponses, soit quelles les contiennent déjà. Dautres aspects nous lindiquent encore. Ainsi la description du lieu, unique insertion dune représentation de la situation spatiale, et simplement justifiée par larrivée de la fille qui ne connaît pas cet atelier, créé par la femme. Et aussitôt le peintre peut laisser se développer son discours par la simple « articulation de ses pensées les unes aux autres ». La fille sest encore éloignée. Elle appartient désormais à la profusion des pronoms aux référents instables. Nous sommes en plein dans le « monologue autonome », que Dorrit Cohn distingue du monologue théâtral par le jeu des conventions : « Dans le monologue théâtral, le discours se fait passer pour de la pensée intérieure, dans le monologue romanesque, la pensée se fait passer pour du discours ». Cest laliénation par une pensée insupportable, tout droit issue de léchec, cette chose qui arrive souvent avec les morts : on regrette de ne pas leur avoir dit à temps combien on les aimait, combien ils nous étaient nécessaires. Aliénation dautant plus pressante que le sentiment de léchec est redoublé par la confrontation au portrait, cette fameuse Dame en rouge sur fond gris que lui, le peintre de lacadémie, compagnon quotidien du modèle, il na pas su réaliser ; par ce seul fond gris, reconnu pour véritablement artistique parce quil traduit impeccablement la profusion dans le quotidien de cette sublime allégeance qui la définissait. Et devant elle, devant ce tableau qui limmortalise à la face du temps, il ny a plus quà se résigner au désespoir de toiles définitivement blanches. Ou bien trouver une autre solution pour affronter le futur avec dignité, solution dont lalcool ne parvient même plus à donner lillusion après linoubliable impression de ce baiser de glace. Mais cest pourtant peut-être là quelle réside la solution, lorsquaux accents de la douleur se mêlent ceux du panégyrique, que le discours se fait uvre à son tour, et à son tour assure au souvenir limmortalité. En transposant le portrait sur le mode du monologue hagiographique, le peintre consacre cette femme à la foi toujours vivante, il la sanctifie en exprimant autrement la profusion de ce bonheur angélique dont elle teignait lexistence. Et ce jusquà ce quenfin le lieu, cet atelier quelle avait fait de recueillement et de lumière, forme avec le monologue qui sy répète incessamment luvre qui, achevant lépreuve du deuil, deviendra son tombeau.
Thomas VERJANS
1 Editions Verdier, 1997, traduction de D. Blanc. Toutes les citations en italique renvoient à cette édition. 2 Epouse de M. Delibes, avec laquelle il eut sept enfants. 3 Dorrit Cohn, La transparence intérieure, éditions du seuil pour la traduction française (1981). Toutes les citations entre guillemets renvoient à cette édition (pp. 245-300). |