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LE TROBAR CLUS1 DE PICASSO

 

 

     Le rideau de scène du ballet Parade conçu par Picasso fut aperçu pour la première fois le 18 mai 1917 au théâtre du Châtelet dans un effarement complet (« On se bat à l’orchestre, on s’injurie […] C’est la première de Parade au théâtre du Châtelet […]. »2). Dommage pour l’époque car Picasso, au sortir d’une remise en question à la suite de laquelle il dut quitter Paris pendant quelque temps, présentait là une de ses œuvres maîtresses ; non pas tant sur le plan pictural puisqu’il n’y manifeste pas de nouvelles acquisitions depuis le cubisme, mais bien plutôt comme une œuvre de transition en même temps qu’une confidence masquée et presque secrète sur ce qui marque son retour à Paris.

     La guerre proche, la prolifération des épigones du cubisme et un passé sentimental malchanceux avaient, en 1917, presque forcé Picasso à quitter Paris et un Montmartre où il ne se sentait plus à l’aise, pour se rapprocher du bassin méditerranéen. Il mettait aussi son activité picturale au service du théâtre en réalisant des décors et des costumes pour la compagnie de Diaghilev. En 1916, il accepta de réaliser les décors pour le ballet Parade dont l’argument était  de Cocteau. Si la scène a pu attirer Picasso, il n’a pas choisi en revanche de s’y montrer nu mais masqué ; en fait, le rideau de scène de Parade fut peint dans un langage hermétique et codé.3

     Cocteau a toujours considéré qu’avec Parade, son œuvre avait été dénaturée. Son intention initiale était de monter un ballet moderne ne comportant que trois personnages se livrant à des exhibitions devant une baraque foraine pour attirer le public vers un spectacle donné à l’intérieur ; puis il entendait montrer l’activité de ces personnages chez eux, se laissant aller à des actes monstrueux ou inconscients. La trame narrative subsistait au profit des idées – récentes à l’époque – de Freud et de la psychanalyse. L’argument de Cocteau trouve sans doute sa source dans le ballet Pétrouchka de Stravinsky dont l’action se situe dans la rue et dans une baraque foraine. Cela amena Picasso et Satie, qui ne souhaitaient pas qu’on fît le rapprochement, à apporter une modification notable en supprimant l’action dans la baraque foraine, et à faire passer le nombre des personnages de trois à sept. On voit ici que l’argument “freudien” ne subsiste plus. De plus, Picasso crée des personnages géants, des Managers, qui vont distraire complètement l’attention de cette possible influence en introduisant une dimension absurde. Enfin, il a l’idée du rideau, peut-être afin de détourner une fois de plus l’attention du public vers une autre dimension du ballet. En fait, le peintre opère ici un basculement discret mais sensible d’un art saturé de sentiments (le ballet) à un art exclusivement plastique. Cela n’a rien de nouveau chez lui ; il avait déjà opéré un tel basculement dix ans plus tôt dans sa peinture, la faisant passer des périodes bleue et rose au cubisme et aux Demoiselles d’Avignon.        

     Le rideau de scène mesure 10,60 m sur 17,25 m. La toile représente une scène théâtrale entourée de lourdes tentures rouges s’ouvrant sur un spectacle de fête et de repas tenus par sept personnages disparates : deux pierrots arlequinés, un homme en costume de marin, un autre en tenue de picador espagnol (une guitare à la main), deux femmes et un serviteur noir. Ce groupe s’est interrompu et semble immobilisé soudain par l’arrivée d’un Pégase femelle sur laquelle se tient une jeune femme ailée elle aussi et qui monte à l’extrémité d’une échelle, aidée en cela par un singe. La scène semble d’ailleurs fossilisée et évoque les fresques pompéiennes par ses tons.

     Malgré le mélange d’éléments hétérogènes qui caractérise la toile, nombreux sont ceux qui ont vu dans cette peinture un retour à la “tradition”, ou tout au moins à la période rose du peintre. Dans la mesure où celui-ci élimine toute connotation sentimentale, il est impossible qu’il soit revenu à cette thématique de la période rose. Quant à un éventuel retour à la “tradition”, il s’agit bel et bien d’un leurre. Si apparemment l’œuvre respecte la perspective italienne, c’est pour mieux en fait la contredire subtilement. Elle paraît effectivement la respecter par la façon dont le sol, avec des bandes qui convergent semble-t-il vers l’infini, donne l’illusion de la profondeur – mais celle-ci est démentie par leur quasi-parallélisme et leur interruption soudaine. La colonne que l’on voit à côté d’un des fêtards forme elle-même comme une contreperspective. Le Pégase femelle, avec son encolure tordue et ses ailes déployées, et la jeune fille au même niveau que celles-ci sont également sur le même plan. Picasso n’a pas non plus hésité à ajouter un grand rectangle vert derrière la jeune fille agenouillée (dans le groupe des fêtards), afin que son corps ne sorte pas de la surface que le peintre lui a assignée, et qui se trouve au même plan que tous les autres personnages attablés – ce groupe, bien qu’en apparence échelonné, ne crée pas la profondeur. C’est dans cette optique qu’il faut voir le rôle de l’échelle qui, créant un plan, semble en même temps inclinée en équilibre instable. De plus, nous savons que lors de son exécution le rideau a été peint sur le sol ; les choses sont devenues planes comme si on les avait piétinées. Ici, on voit que Picasso fait intervenir un élément essentiel du cubisme, ce que Douglas Cooper nomme la bidimensionnalité4. En fait, le peintre malaguène a cherché à éviter non seulement la fuite optique – la perspective albertienne – mais encore la fuite du trait. Ses préoccupations picturales semblent plus l’orienter vers les conceptions du douanier Rousseau que vers une improbable synthèse entre cubisme et tradition.

     Toutefois la filiation entre Picasso et le douanier Rousseau s’arrête là en ce qui concerne le rideau de scène. La toile n’a pas la dimension naïve des peintures de Rousseau mais plutôt un caractère symbolique et autobiographique qu’il faut décrypter. En effet, qui sont ces personnages attablés à droite ? Que représente ce Pégase allaitant son poulain ? La jeune fille et le singe ? Les premières ébauches du projet faites en Italie présentent quelques différences avec le rideau peint. La première concerne le Pégase. A l’origine, Picasso en avait fait un mâle se cabrant victorieusement. La jeune femme qu’il portait (toujours ailée) accrochait un soleil artificiel en haut de l’échelle. L’allusion à la réussite – la sienne – dut lui sembler trop directe. Il en fit une femelle allaitant son poulain. Le soleil fut éliminé. Cette réussite, c’est celle qui le fait revenir à Paris, réussite d’ordre sentimentale puisqu’il vient de trouver celle qui deviendra Mme Picasso, Olga Khokhlova, une jeune ballerine russe – elle est ici bien visible sous les traits de la danseuse ailée. Quant au singe l’aidant à grimper en haut de l’échelle, il suffit de connaître l’attachement du peintre pour une jeune guenon, Monina, dont il déclara à plusieurs reprises qu’elle était « très intelligente » et « très savante », « faisant mille tours pour épater les gens »5. Portrait de l’artiste en singe, donc. Le retour de Picasso à Paris se voulait triomphal ; le peintre entendait montrer qu’il avait su dépasser son malaise devant la stagnation du cubisme, et surtout manifester sa finale indépendance à l’égard de ses anciens compagnons de Montmartre – ici symbolisés par le groupe de fêtards en arrêt devant cette irruption du Pégase. C’est aussi une manière d’en finir avec sa vie de bohème. On passe d’ailleurs dans la toile du groupe de droite au groupe de gauche (le Pégase). Puis le regard suivant celui de la jeune femme va se perdre dans le lointain, l’infini. A noter que Picasso, après avoir été traité de « boche » en France avant son départ, introduit ici deux fois les couleurs du drapeau français, sur le tambour et l’échelle. L’artiste a donc sciemment apporté des retouches entre l’ébauche et la toile, pour éviter sans doute une lecture trop facile de la scène. Ce faisant, il se montre à demi, laissant le soin aux autres de déchiffrer plus tard.

     Pour l’instant, il a gagné et il le sait. Ses anciens compagnons de Montmartre ne comprendront pas. Pourtant c’est peint, ce qui revient à dire : c’est dit. Même si personne ne comprend, il n’y aura pas à y revenir, j’ai gagné une seconde fois. Je suis prêt à aller ailleurs désormais, mais qu’on ne vienne pas dire que j’ai refait deux fois la même chose, ni ce qui a déjà été fait. Au fond, pour Picasso, la peinture sait, et si son côté essentiellement plastique est le plus saillant, elle ne laisse pas de chuchoter en sourdine des confidences sur son auteur. Cette dichotomie entre l’évidence, la réalité plastique et le secret, ce qu’il faut taire, constitue la tentation de Picasso.

 

Alexandre SECHER

 



1 Dans le lyrisme médiéval, « le langage lui-même fait l’objet d’une recherche qui aboutit le plus souvent à un hermétisme calculé : c’est le trobar clus. » (Daniel Poirion, Encyclopaedia Universalis, article « Médiéval »).

2 Michel Georges-Michel, Peintres et sculpteurs que j’ai connus, éditions le livre d’octobre, p. 16.

3 Ce ne serait pas comprendre Picasso que de donner un caractère purement artistique à cet hermétisme. Les codes dans lesquels Picasso se montre – plutôt se cache – sont affectifs le plus souvent et font partie de sa nature. Ainsi, Françoise Gillot rapporte que, du temps où elle vivait avec lui, Picasso employait fréquemment le terme « argent » pour désigner ses enfants (cf F. Gilot, Vivre avec Picasso, Calmann-Lévy). 

4 Douglas Cooper, Picasso Théâtre, éditions Cercle d’art, 1997.

5 F. Gillot, op. cit.