Vernon
Sullivan ou les pseudo-traductions de Boris Vian
Ce nest pas le roman aujourdhui
classique LÉcume des jours qui propulsa
Boris Vian au devant de la scène littéraire
parisienne de laprès-guerre, mais le
brûlant Jirai cracher sur vos tombes,
canular résultant dun pari entre Boris Vian et
le jeune éditeur Jean dHalluin. Il
sagissait décrire une imitation dun
de ces romans noirs américains dont le public
était friand à lépoque, en le
signant dun pseudonyme et en attribuant la traduction
à Vian. Pari gagné, cest le moins que
lon puisse dire, les lecteurs et la presse
littéraire même mettront du temps à se
rendre compte que l'auteur et le traducteur ne sont
quune seule personne, Boris Vian, le
menteur des Temps Modernes1 et
lamuseur de Saint-Germain-des-Près. Cest
du reste Daniel Parker, Président du Cartel
daction sociale et morale, qui attire lattention
sur le roman de Sullivan en déposant une plainte
contre luvre, ainsi que contre les
Tropiques de Miller, pour atteinte aux murs.
Son action est pour le moins efficace,
puisquà la suite de cette publicité
inespérée les ventes de ce roman jugé
outrageusement violent et pornographique augmentent
sensiblement. Il ne manque plus quun fait divers
salé un représentant de commerce
assassine sa maîtresse et se suicide après
avoir abandonné près de lui le roman de
Sullivan ouvert à la page où le héros
tue une jeune femme, et le livre devient le
best-seller de lannée 1947. Lampleur
prise par le scandale Sullivan, qui suscita de nombreux
débats autour de la question de la
responsabilité de lauteur, de la liberté
d'expression, explique pourquoi Vian, dabord
considéré comme traducteur puis
identifié à Sullivan, fut pris dès les
débuts de sa carrière littéraire pour
un auteur peu sérieux, inconséquent et
impertinent. La critique ne lui pardonnera jamais de
sêtre moqué delle, et par la suite
ne dissimulera pas sa rancur quand elle aura à
parcourir les romans signés Boris Vian, lesquels
sortiront dans lindifférence quasi totale des
contemporains de lécrivain, quelques
personnalités exceptées, et non des moindres,
notamment Queneau et Sartre. La réhabilitation posthume de
luvre vianienne entraîna par voie de
conséquence un rejet assez virulent de la part
sullivanesque. Belle illustration du système des
vases communicants, alors que Vian gagnait ses galons de
grand auteur du xxème
siècle, Sullivan se voyait
dénigré et condamné pour avoir
été la cause de linfortune de Vian de
son vivant. Des considérations
de ce genre peuvent apparaître quelque peu
psychologisantes, et pourtant elles expliquent au moins en
partie pourquoi on ne sattarde guère sur les
Sullivan quand on aborde Vian aujourd'hui, alors que les
quatre uvres, Jirai cracher sur vos
tombes, Les Morts ont tous la même peau,
Et on tuera tous les affreux et Elles se rendent
pas compte ainsi que Les chiens, le désir et
la mort, la nouvelle placée à la fin du
second roman, ne constituent certainement pas une lecture
désagréable et présentent des aspects
complexes dignes dêtre étudiés et
reliés à lensemble de
lédifice vianien. Les Sullivan méritent donc
dêtre abordés aujourd'hui de façon
moins passionnelle pour que, au moins en tant que pastiches
de romans noirs américains, leurs qualités
apparaissent. Il sagit particulièrement de
prendre en compte un aspect sur lequel on sattarde
rarement, à savoir les implications de la position de
traducteur adoptée par Vian pour les
Sullivan, en fait une position de
pseudo-traducteur puisqu'il ne traduit pas les
romans mais les écrit en français dans le but
de faire croire à lexistence d'une uvre
originale initiale. Or, Vian devint par la suite,
grâce à cette première fausse traduction
quon trouva à lépoque très
honorable et pour cause le véritable
traducteur de romans noirs de Chandler, Cheyney et Cain
notamment. Vian maîtrisait assez les thèmes et
techniques du roman noir ainsi que la langue
américaine pour parvenir à réaliser des
pastiches non identifiables et des traductions de
qualité. Quelques témoignages de sa femme
Michèle et des articles critiques traitant de Damon
Runyon, Hemingway, Mac Coy ou Cheyney2
montrent bien que Vian appréciait le roman
américain en général, le roman noir en
particulier, et quil était à même
de les lire dans la langue originale. Ainsi est-il
compréhensible quil décline avec une
aisance indéniable les motifs favoris du genre. En ce
sens, un lien assez étroit existe entre les
pseudo-traductions de Vian et ses
véritables traductions où il ne respecte pas
toujours la règle qui veut que le traducteur
napparaisse jamais dans le livre quil traduit.
De fait, le statut problématique du traducteur peut
guider une étude des Vernon Sullivan. Lon est tenu de distinguer les deux
premiers et les deux derniers Sullivan pour la bonne et
simple raison qu'entre les deux groupes
lidentité de lauteur a été
dévoilée, ce qui a des répercussions
sur le public et sur lauteur même. Du
côté des lecteurs, une fois le scandale
apaisé, les deux premiers Sullivan censurés et
le mystère percé, on ne prête plus
tellement attention aux blagues de Boris Vian, du
côté de ce dernier, leffort
nécessaire à rendre crédible un auteur
fictif nest plus dactualité. Les quatre
uvres relèvent bien de la même
volonté dimiter des romans noirs
américains mais les deux derniers ne gagnent pas
à être étudiés sous langle
de la pseudo-traduction. Jirai cracher
sur vos tombes et Les Morts ont tous la même
peau suivent la voie des romans noirs violents et
à suspense dont le héros est un criminel,
Et on tuera tous les affreux et Elles se rendent
pas compte sinscrivent en revanche dans la
lignée des romans noirs comiques qui tournent en
dérision les codes du genre. De ce fait, les deux
derniers romans poussent à la caricature les
topoï utilisés avec habileté dans
les précédents, et peuvent en ce sens
être vus comme un exercice dauto-parodie. Ce quil est intéressant
détudier dans les deux premiers romans de
Sullivan, ce sont les indices que Vian sème
volontairement pour faire croire à lexistence
dun texte original. En effet, lhypotexte
étant imaginaire, Vian na guère
dautre lieu que le texte même pour convaincre le
lecteur, outre bien sûr le paratexte qui nest
pas forcément lu par tous. Pour ce faire, Vian
exploite les éléments du mythe des USA et
offre un répertoire de stéréotypes
choisis : les voitures, du haut au bas de gamme en fonction
du rang social, les femmes, en particulier la Bobby-soxer
dont Vian donne une définition dans les règles
du cliché dans le premier chapitre de Jirai
cracher sur vos tombes : « Un club de
Bobby-soxers. Vous savez, les jeunes qui mettent des
chaussettes rouges et un chandail à raies, et qui
écrivent à Franck Sinatra. ». La
culture adolescente, la danse et le jazz, lalcool et
la liberté sinon la frénésie sexuelle
sont autant de traits réels, imaginés ou
grossis de lAmerican way of life. Mais cest la langue elle-même qui va
se constituer principale garante dun texte original.
En effet, Vian multiplie les emprunts directs à la
langue américaine, on trouve ainsi :
« drugstore »,
« doughnuts »,
« flask »,
« roadster »,
« docker »,
« bouncer », « no
mans land », termes habituellement
traduits en français, dont certains ne figureront
dans les dictionnaires français comme emprunts
à langlais quaprès leur
utilisation par Vian. Plus efficaces encore, les anglicismes
disséminés dans le texte, doublés de
formules typiques du roman noir que lon retrouve dans
les vraies traductions. Leur emploi donne sans en avoir
lair lidée que le traducteur sest
mal acquitté de sa tâche. On relève :
« Les chats du coin » pour
lexpression américaine
« cats » qui signifie
« les gars »,
« sûr » pour
« sure », « sainte
fumée » tout à fait impossible
en français pour « holy
smoke »,
« gentille » pour
« nice » quand la connotation est
clairement sexuelle : « elle était
gentille. Très formée. ». Vian
samuse également à donner ce qui serait
une traduction littérale des expressions
américaines à sens sexuel : «
est-ce que nous le ferons tout de suite ou
après ? / Faire quoi ? Murmurai-je.
Javais du mal à parler. / Est-ce que vous
allez me baiser ? ». « Nous
le ferons » correspondant bien sûr
à « will we do it », la
tournure « to do someone » en
anglais signifiant exactement « baiser
quelquun ». Les exemples de cet art de
donner à un texte français un air
américain sont nombreux, de même pour les
expressions assez caractéristiques du genre noir :
« jen avais salement
besoin », « les
gars », « mince »,
« salement vidé ». Dun autre côté, et cest
là que lexercice devient franchement ludique,
Vian, à linstar dautres faussaires, ne
peut sempêcher de laisser quelques indices de
son crime qui seront repérés par le lecteur
attentif ou par les proches de lauteur au courant de
la blague. Certaines expressions déplacées
provoquent une rupture injustifiable par rapport à
lhorizon dattente du lecteur. Ainsi
« tailler une carpette »
relève de la veine loufoque de Vian,
lexpression fusionne « tailler une
bavette » et le terme anglais
« carpet » qui signifie
« moquette », et détonne
dans le contexte de J'irai cracher sur vos tombes. De
même, il est fait allusion avec ironie au parfum
français du personnage de Lou Asquith :
« un machin compliqué sûrement
très cher », dans Les Morts ont tous
la même peau, une prostituée déclare
sans raison valable quelle sait faire
« lamour à la
française », ce à quoi le
narrateur répond quil en est de même pour
lui. Dailleurs, dans ce même roman, Vian offre
une clé assez évidente à
lénigme Sullivan en donnant à son
personnage principal le nom de celui qui lattaque
alors en justice : Dan(iel) Parker. Finalement ces efforts de traduction
ne sont, nont été surtout, efficaces que
parce que Vian était à même
dutiliser les thèmes et techniques du roman
noir et de se reposer sur une représentation des
États-Unis quil partageait avec ses
concitoyens, tous abreuvés à la même
source cinématographique et littéraire.
Lutilisation des clichés de
lépoque peut certes paraître
facile ; néanmoins, il est aussi loisible de
voir dans les Sullivan un hommage à cette mythologie
américaine, source d'inspiration prodigieuse pour
Vian puisqu'elle traverse lensemble de son uvre.
Du reste, Vian s'est moqué de lui-même dans les
Sullivan qui ont suivi et que lon peut moins qualifier
de pseudo-traductions ou pastiches de
traductions que de véritables pastiches de genre, au
sens où Vian na plus à prouver
lexistence dun auteur américain, et peut
donc laisser libre cours à son goût pour les
bouffonneries et le loufoque. Par conséquent,
toujours dans le cadre de lexercice dimitation,
Et on tuera tous les affreux et Elles se rendent
pas compte se rapprochent plus des uvres
signées Vian, tout en jouant avec les
ingrédients dont il sétait servi pour
les romans précédents. Ainsi, alors que Vian
avait évoqué quelques
célébrités américaines dans
Jirai cracher sur vos tombes et Les Morts
ont tous la même peau, cest à un
véritable déluge de noms que lon a droit
avec les dernières uvres ; de même,
les précisions géographiques tendent cette
fois à labsurde, donnant presque
limpression, dans Elles se rendent pas compte,
que lécrivain rédigeait un plan de
Washington sous le nez. Mais surtout, Et on tuera tous
les affreux contient de façon explicite une
moquerie de Vian vis-à-vis de lui-même, que
lon trouve dans une note relative au jeu de mots
« Nous le suivons comme deux fidèles
chiens de chasse à l'escargot » :
« 1. Jeu de mots qui nexiste pas en
américain et qui n'est pas drôle en
français (note du traducteur) ». Vian
avoue son méfait à sa manière, la
manière humoristique, et de fait cest bien pour
cela quil faut lui rendre justice ; non seulement il
fut parfaitement capable de réaliser des romans noirs
plus vrais que nature et dans des registres
différents, mais il sut toujours le faire avec
drôlerie, se servant de lautodérision
comme source dinspiration. Isabelle FAKRA
1 Boris Vian écrivait à lépoque les chroniques du menteur pour la revue Les Temps Modernes. 2 Nous faisons plus spécifiquement référence à un article de Vian signé Hugo Hachebuisson pour la revue des Amis des Arts du 1er avril 1945. Damon Runyon est un auteur américain peu connu en Europe mais célèbre aux États-Unis, souvent considéré, au même titre que Faulkner ou Hemingway, comme un précurseur du roman noir. |