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LES CONTOURS D'UN NOUVEL ESPACE DE SOLIDARITÉ
à propos de Pickup on South Street (Le Port de la drogue, 1953) de Samuel Fuller

 

     Skip MacCoy, pickpocket de renom, dérobe – sans le savoir – le portefeuille d'une espionne, Candy, qui – sans le savoir, elle non plus – transporte, pour le compte des communistes, un microfilm révélant les plans d'une arme secrète américaine. S'en suit une recherche acharnée du voleur, simultanément poursuivi par les policiers américains et par les communistes.

L'histoire de deux déclassés

Au-delà du manichéisme qui oppose gentils Américains et méchants communistes, s'affirme l'évidente séduction de Skip et de Candy, voleur sans principe et espionne qui ignore les intérêts qu'elle sert. Ces deux déclassés se soucient peu de politique et s'y trouvent mêlés par hasard, au gré des mouvements de foule qui conduisent, dans la scène d'ouverture située dans le métro, le voleur près de sa victime. Scène où les gros plans qui saisissent successivement l'audace de leurs regards désirants et l'habileté d'un vol que le spectateur est seul à entrevoir, dessinent les linéaments de leur relation : séduction frondeuse, dissimulation et intérêt pécuniaire.
     Certes, au fil de l'intrigue, les deux héros finissent par servir la cause américaine qui, jamais, ne fait l'objet d'une véritable remise en cause. Celle-ci sert de cadre pour situer explicitement les bons et les méchants. Mais, entre ces deux pôles trop faciles à distinguer, les deux personnages n'en restent pas moins en transit. Que ce soit dans le commissariat (bastion des gentils Américains) ou dans l'appartement où l'ancien amant de Candy attend frileusement des nouvelles (repère clandestin des méchants communistes), ils ne font que passer. Jamais ils ne choisiront entre ces deux territoires idéologiquement marqués où les uns et les autres voudraient définitivement les arrêter. Dans ces deux lieux diamétralement opposés, Skip et Candy se contentent d'entrer pour sortir aussitôt, véhiculant tantôt une information, tantôt un mensonge, et n'obéissant qu'à des motivations strictement personnelles : l'argent, mais aussi l'amour, celui de Candy qui fut la maîtresse du communiste pour qui elle travaille et qui décide finalement de collaborer avec la police pour protéger Skip ; celui de Skip qui se bat beaucoup moins par patriotisme – terme qui ne provoque chez lui que la raillerie lorsque les policiers l'invoquent pour le convaincre de coopérer – que par esprit de vengeance vis-à-vis de celui qui a osé toucher sa belle. Le film s'achève d'ailleurs sur une de ces sorties, au moment où Skip et Candy devenus amants quittent le commissariat et échangent quelques répliques insolentes avec les policiers, sans jamais s'engager à renoncer de façon définitive à leurs illicites activités (" You wanna bet ? "). Jusqu'au dénouement, les deux personnages restent donc instables géographiquement et politiquement irrécupérables.
     De fait, s'il est un lieu qui leur ressemble et où ils acceptent de s'arrêter plus longtemps, c'est la misérable bicoque où Skip a élu domicile, maison sur pilotis à laquelle on ne peut accéder que par une fragile passerelle, véritable symbole de leur marginalité et de leur refus d'intégrer quelque camp que ce soit. Entre la scène d'ouverture dans le métro et celle de l'hôpital où l'amour peut enfin se dire et où Skip accepte de voir sa vie liée à celle d'une femme, cette cabane insalubre est le seul lieu où les deux personnages peuvent se rencontrer, lieu apolitique où s'échangent alternativement mensonges et confidences, caresses et coups. Pris entre la poursuite d'objectifs divergents et une irréductible attirance l'un pour l'autre, les deux électrons libres résistent à leur fusion. Les mains qui se touchent et qui se volent, le menton de Candy frappé pour être aussitôt caressé, les étreintes et les luttes offrent à leur relation une chorégraphie tout à la fois violente, sensuelle et imprévisible. Au cœur de ce lieu, entièrement habité par le corps, les affects et les contradictions des deux personnages, se joue une intrigue beaucoup plus complexe que l'intrigue politique, intrigue au terme de laquelle un homme et une femme vont accepter de s'engager l'un vis-à-vis de l'autre.

Deux amants et une amie

Très rapidement, ces deux marginaux se voient associés une nouvelle comparse, Moe, vieille femme qui cache sa principale source de revenus – à savoir sa fine connaissance des voleurs de la ville – derrière un commerce très peu lucratif de cravates. Pour elle aussi, le commissariat constitue un lieu de passage privilégié. Commerçante gouailleuse et très avisée, elle y vend ses renseignements avec professionnalisme et humour, sortant lunettes et calepin dès qu'il s'agit de mener ses transactions. Son objectif – beaucoup plus grave pourtant, même s'il est présenté de façon cocasse – est de mourir avec dignité, dans une belle tombe achetée grâce à ses économies. Ce motif funèbre qui participe alors à l'incongruité du personnage et à sa drôlerie prend une dimension pathétique lors de sa dernière apparition. À la fois courageuse et tremblante, Moe refuse en effet pour la première fois de vendre un renseignement (donner l'adresse de Skip aux communistes), même si ce refus doit lui coûter la vie et, plus encore, la vouer aux fosses communes qu'elle voulait tant éviter. Elle qui avait accepté de renseigner successivement la police et Candy sans jamais se soucier des enjeux et des conséquences politiques de ses dénonciations, renonce finalement à une somme d'argent très importante.
     Point de sursaut patriotique pourtant. Comme Skip et Candy, Moe est une déclassée qui n'a que faire des grands intérêts nationaux et obéit à des motivations strictement personnelles. L'intrigue politique à laquelle – sans le savoir – elle se trouve mêlée va l'amener, comme eux, à découvrir une forme d'engagement qui n'a rien à voir avec l'engagement politique. En effet, si c'est par appât du gain qu'elle participe indirectement à la première rencontre des futurs amants, c'est par amitié qu'elle participe ensuite délibérément à leurs retrouvailles. Et c'est au nom de cette seule amitié que Moe décide, à la fois héroïquement et modestement, de ne pas trahir, et donc de mourir. Par cet acte paroxystique de résistance qui la pousse à choisir le silence malgré la menace de mort, l'indicatrice jusqu'ici inconsciente et toujours disposée à travailler avec le plus offrant achève sa métamorphose et prend définitivement parti pour ceux qu'elle reconnaît désormais comme " les siens ".

Du cynisme à l'engagement

Skip, Candy et Moe en viennent ainsi à constituer une micro-société hermétique au clivage qui oppose la loi américaine (bons flics sans aucune épaisseur psychologique) et les traîtres communistes (incarnés prioritairement par l'ancien compagnon de Candy, suant de peur à chacune de ses apparitions, méprisable et couard au point de ne s'attaquer qu'à Moe, vieille femme affaiblie, à Candy, qu'il frappe dans le dos, et à un policier, qu'il prend par surprise). Micro-société totalement apolitique où l'on prend les billets là où ils se trouvent (chez les flics au besoin, ou bien dans le sac de Candy qui ne cesse de s'ouvrir et de se refermer) et où l'on n'obéit qu'à soi, à son instinct de survie d'abord et, finalement, à son cœur. C'est lui qui détermine, in fine, le chemin à suivre et qui dessine, en dehors des camps politiques, les contours d'un nouvel espace de solidarité. L'engagement profond et exclusivement affectif qui lie les différents membres de cet espace les amène ainsi à abandonner progressivement leur cynisme et à résister contre tous ceux qui menacent la cohésion de leur groupe. C'est au nom de cet engagement récemment découvert que Moe va pouvoir mourir avec les honneurs (Skip lui offre une véritable tombe et sort le cercueil n° 11 de l'anonymat auquel il était voué). C'est grâce à lui, enfin, que les marginaux s'en sortent, moralement et cinématographiquement, le plus dignement.

Armelle TALBOT