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UNE ÉPOPÉE DU DÉSENCHANTEMENT :
notes éparses sur
Heaven's Gate (La Porte du Paradis, 1980) de Michael Cimino

 

     1) Heaven's Gate s'inspire d'un épisode historique relativement méconnu, que le film a partiellement contribué à mettre en lumière, la Johnson County War [1]. En 1889, la Stock Growers Association, réunissant d'importants éleveurs du Wyoming, des cattle barons, forma une milice de mercenaires, dont la mission était de poursuivre, voire d'abattre, les voleurs de bétail - l'accusation de vol ou d'anarchie n'étant parfois qu'un prétexte pour réaffirmer le contrôle des grands éleveurs sur un espace que les nouveaux immigrants pouvaient chercher à leur disputer. En 1892, soit deux ans après l'entrée du Wyoming dans l'Union et la déclaration par le Bureau du Recensement de la fermeture de la Frontière, l'Association établit une liste d'une centaine de personnes soupçonnées de vol et, à ce titre, condamnées à mort par les cattle barons ; l'Association fit envahir le comté de Johnson par une cinquantaine de mercenaires, avec l'accord tacite des autorités - y compris du président républicain Benjamin Harrison. Mais les fermiers immigrés prirent les armes, et la cavalerie fut obligée de s'interposer pour éviter un bain de sang. Si des poursuites furent, semble-t-il, engagées contre certains des membres de l'Association, aucun d'eux ne fut effectivement traduit en justice.
     Si Michael Cimino est globalement fidèle à cette trame, il opère quelques changements significatifs en ce qui concerne les principaux protagonistes de la Johnson County War que l'on retrouve dans Heaven's Gate : James Averill, le personnage central de l'œuvre incarné par Kris Kristofferson, est chez Cimino un grand bourgeois que l'on voit finir ses études à Harvard en 1870 dans le prologue du film, et qui devient le marshal du comté de Johnson - alors qu'il n'était en réalité que propriétaire d'un saloon, et d'assez modeste extraction ; Ella Watson, la maîtresse d'Averill, une prostituée à laquelle l'Association reproche d'accepter en échange de ses charmes du bétail volé, est relativement proche de son modèle historique (même si le réalisateur va jusqu'à en faire la tenancière d'un bordel, et la transforme, du fait de l'interprétation d'Isabelle Huppert, en immigrée d'origine française). Le changement le plus substantiel apporté par Cimino aux personnages de Jim et d'Ella réside en fait dans leur participation effective à la Johnson County War : bien qu'opposants à l'Association (Jim Averill écrivait aux journaux pour dénoncer les agissements des mercenaires de celle-ci), ils ne prirent pas part au soulèvement des fermiers immigrés, pour la simple raison qu'ils furent lynchés et pendus par les hommes de main des grands éleveurs en 1889, et devinrent ainsi des espèces de martyrs. Dans Heaven's Gate, Ella meurt peu de temps après l'affrontement des fermiers avec les mercenaires, abattue par les tueurs de l'Association ; Jim Averill, lui, reprend sa place dans la haute société, comme l'atteste le bref épilogue du film, situé en 1903, qui le montre, vieilli et mélancolique, sur un yacht mouillant prés des côtes de Rhode Island. Des personnages principaux du film, Nate Champion, que campe Christopher Walken, homme de main de l'Association, ami de Jim et lui aussi amant d'Ella, est peut-être le plus proche de la vérité historique - bien que ses rapports avec Averill et sa maîtresse soient purement fictifs. En particulier, les circonstances de sa mort, que certains critiques ont parfois jugées excessives, sont conformes à la réalité : il fut effectivement assassiné par ses employeurs - non pas bien sûr parce qu'il leur reprochait de vouloir tuer Ella, mais parce qu'il aurait lui-même été un occasionnel voleur de bétail - en 1892, les hommes de l'Association ayant mis le feu à sa maison pour l'obliger à fuir et pouvoir l'abattre à découvert. L'élément apparemment le plus invraisemblable de cette séquence - Nate notant ses dernières impressions dans la cabane en flammes sur un papier qu'il glisse dans sa poche avant d'être tué - est également authentique, le souci du détail de Cimino l'amenant même à reproduire certaines des phrases exactes du vrai billet.
     Tout ceci montre que Cimino entretient un rapport beaucoup plus complexe qu'on ne l'a généralement dit avec la réalité historique dont il s'inspire - les libertés prises avec les faits n'étant souvent pas celles que l'on soupçonne à la vision du film. Ainsi, la modification la plus importante apportée par le cinéaste au déroulement de la Johnson County War réside en fait dans l'affrontement entre fermiers et mercenaires, qui n'eut en réalité pas lieu : devant la disproportion des forces en présence, les mercenaires prirent la fuite et se barricadèrent dans un ranch pendant trois jours, jusqu'à ce que la cavalerie vienne les sauver - la Johnson County War en elle-même ne fit ainsi que deux morts (Nate Champion et l'un de ses amis, tué avec lui), là où Michael Cimino montre une bataille d'une violence extrême dans laquelle périt la plus grande partie des fermiers et des mercenaires. Il serait facile de conclure que le metteur en scène a de la sorte trahi la vérité historique - trahison assez considérable, surtout si on la compare au respect de l'authenticité du détail parfois infime professé ailleurs dans l'œuvre - pour obtenir un grand final spectaculaire vers lequel tout le film semble tendre ; il faut bien voir cependant que cette modification n'enlève rien au caractère profondément déceptif de la conclusion de la Johnson County War : elle en amplifie même l'amertume, puisque l'intervention de la cavalerie prive in fine les immigrés de leur victoire, et que cette privation a valeur de métonymie quant à l'absence de conséquences judiciaires des actes de l'Association.

     2) Le désir de Michael Cimino de porter à l'écran l'histoire de la Johnson County War remontait en fait à 1971 - le projet, difficile à monter, ne fut accepté par une major, United Artists, qu'après le succès critique et commercial de The Deer Hunter (Voyage au bout de l'Enfer, 1978) qui valut notamment à Cimino l'Oscar du meilleur réalisateur et le fit apparaître comme le nouveau prodige du cinéma américain. Paradoxalement, le cinéaste était pourtant loin d'être le premier à vouloir adapter au cinéma l'épisode de la Johnson County War : déjà, en 1959, Alan Ladd, l'interprète notamment de Shane (L'Homme des vallées perdues, 1953) de George Stevens, voulait produire un film précisément intitulé The Johnson County War ; en 1972, Michael Winner, réalisateur anglais qui a fait l'essentiel de sa carrière aux États-Unis en signant quelques-uns des plus grands succès de Charles Bronson (The Mechanic, Death Wish), voulait réaliser un film à partir du même sujet historique - le projet suscita même l'intérêt de Steve Mc Queen, un moment envisagé par Cimino pour tenir le rôle principal de ce qui allait devenir Heaven's Gate.
     Mieux encore, en 1976 fut tourné un téléfilm, The Invasion of Johnson County, réalisé par Jerry Jameson avec Bill Bixby - téléfilm à la réputation assez médiocre et quasi invisible aujourd'hui, alors qu'il serait sans doute intéressant de le comparer au film de Cimino. Plus encore pourtant qu'à cet obscur téléfilm, c'est peut-être aux illustrations détournées de la Johnson Country War qu'il faut comparer Heaven's Gate. À défaut d'être eux-mêmes portés à l'écran, les faits historiques ont effectivement inspiré certains réalisateurs de westerns classiques : ainsi, George Stevens avec Shane s'inspire vraisemblablement de la Johnson County War, à laquelle il emprunte sa localisation, le Wyoming, pour mettre en scène l'opposition violente entre un cattle baron et de petits fermiers désireux de conserver leurs terres. Mais l'approche de Stevens, mélange d'un souci de réalisme et d'un désir de caractérisation mythique, l'amène à réduire l'affrontement à celui de deux gunfighters, l'angélique Alan Ladd protecteur des modestes exploitants et le sadique Jack Palance. Surtout, l'auteur d'Une place au soleil délaisse presque complètement la dimension sociale d'un tel affrontement : rien ne distingue profondément le cattle baron de Shane des fermiers contre lesquels il lutte, leur opposition est morale, peut-être historique, elle n'est jamais donnée à voir comme celle de deux classes antagonistes. À ce titre, il n'est pas faux de dire qu'avec Heaven's Gate, Cimino réalise l'anti-Shane.

     3) La singularité d'Heaven's Gate est effectivement de ne pas réduire la figure du cattle baron au rôle d'opposant individualisé et à la valeur de dévoiement ponctuel du capitalisme et de la puissance financière - comme le faisait par exemple John Sturges dans The Last Train from Gun Hill (Le Dernier Train de Gun Hill, 1959), où le personnage incarné par Anthony Quinn s'efforçait de soustraire son fils meurtrier à la justice. Si l'on a pu dire du film de Michael Cimino qu'il était un western d'inspiration marxiste, c'est bien parce qu'il donne à voir l'opposition entre les grands éleveurs et les petits fermiers comme une authentique lutte de classes - à tel point que lorsque certains des immigrés, le maire et les commerçants, s'affirment prêts à livrer aux mercenaires les hommes dont les noms sont sur la liste noire, ils ne se contentent pas de trahir leur classe d'origine, ils manifestent la naissance d'une nouvelle classe intermédiaire, la petite bourgeoisie, prête pour conserver la jouissance de ses biens à sacrifier ceux qui appartiennent au " prolétariat " de l'Ouest, les plus désargentés. La Johnson County War ne serait dès lors qu'un de ces moments d'exception où, selon l'approche exposée par Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste, l'incessante lutte sous-jacente apparaît au grand jour - ce qu'est du reste cet épisode au regard de l'histoire de l'Ouest : une amplification, une systématisation et une mise en évidence d'une pratique, celle des grands éleveurs se faisant justice en assassinant les fermiers qui les volent, assez largement répandue à l'époque.
     L'accent prépondérant mis sur la distinction sociale ne doit pas cacher qu'existe aussi une opposition des communautés, non pas sur le plan racial (comme l'a souligné Cimino dans différents entretiens, la particularité d'Heaven's Gate est de montrer " des Blancs massacrant d'autres Blancs ") mais sur le plan de l'origine nationale : les grands bourgeois, tout en étant des immigrés de date sans doute assez ancienne, sont des représentants d'un univers purement anglo-saxon (le choix pour jouer le rôle de Billy Irvine, le condisciple d'Averill à Harvard, de John Hurt, acteur anglais, n'est à ce titre pas anodin) ; les fermiers, immigrés seulement installés de manière récente aux États-Unis, sont issus d'Europe de l'Est. C'est au plan de la langue et de l'usage qu'on en fait que l'écart entre les communautés se révèle manifeste : à l'anglais " naturel ", fluide, de la haute bourgeoisie, qui s'illustre idéalement dans le discours que fait Billy Irvine à Harvard au nom de sa classe - dans les deux sens du terme -, discours spirituel où la langue se fait jeu quitte à se révéler creuse, s'oppose l'anglais incertain des immigrés, encore marqué par l'accent qui les singularise, où les mots viennent à manquer et où, comme dans la réunion au " Heaven's Gate " (la salle de réunion qui donne au film son titre) avant l'affrontement final, on s'adresse en russe au conjoint pour demander l'équivalent anglais d'un terme. Si la langue est bien un fort marqueur de l'appartenance à une communauté et par-delà à une classe, on ne s'étonnera pas que Jim Averill, soucieux d'échapper à la grande bourgeoisie caractérisée par l'usage virtuose mais gratuit de la langue, se révèle un personnage taciturne, comme si rompre avec sa classe avait eu pour lui comme corollaire de s'amputer de la parole.

     4) On a souvent noté la place importante qu'occupe le motif du cercle dans Heaven's Gate, et peut-être au-delà dans l'esthétique toute entière de Michael Cimino. Le cercle a bien sûr valeur de symbole de la communauté, d'espace qu'occupe la classe, au sein duquel elle s'organise - dimension symbolique qui peut devenir très littérale, comme lorsque Jim Averill surgissant au sein du club des grands éleveurs s'entend dire : " Vous êtes exclu de ce cercle depuis longtemps ! " Le cercle est aussi un principe d'organisation dynamique, et à ce titre il est par excellence le motif d'ordonnancement des rituels de chaque communauté. Ainsi, lors des festivités qui viennent conclure la cérémonie de fin d'année à Harvard, dans le prologue, des couples valsent-ils au son du Beau Danube bleu sur la pelouse de l'université, tournoyant sur eux-mêmes tout en se répartissant en différents cercles dont le centre unique est un arbre ; plus loin dans la même scène, au cours de ce qui semble être une espèce de rite d'initiation, des garçons forment un cercle autour de ce même arbre, pour empêcher d'autres étudiants d'accéder à un bouquet accroché au tronc. Bien plus tard, selon un principe de rimes internes à l'œuvre tout au long du film, le motif du cercle réapparaît au cours d'un rituel communautaire recourant également à la danse : les immigrés, chaussés de patins à roulette, arpentent ainsi de manière circulaire la salle de réunion " Heaven's Gate " ; quelques instants après, Ella et Jim dansent seuls dans la salle déserte, faisant le tour de la pièce tout en tournoyant sur eux-mêmes, tandis que la caméra redouble leur mouvement en accomplissant autour d'eux un certain nombre de travellings circulaires.
     Une autre apparition de ce motif circulaire lie à nouveau les deux communautés, non plus par un effet de rimes internes et d'échos d'une scène à l'autre, mais par la confrontation des deux groupes au sein d'une même scène, confrontation qui se traduit naturellement au plan géométrique par l'opposition de deux cercles : il s'agit de la séquence au cours de laquelle les fermiers ayant pris les armes encerclent les mercenaires de l'Association. Cimino retravaille bien sûr en l'espèce l'une des scènes archétypales du western classique, celle au cours de laquelle une tribu indienne attaque et encercle un convoi de pionniers, qui à son tour se dispose en cercle pour pouvoir se défendre. L'identification des immigrés aux Indiens est d'ailleurs explicitée par le dialogue, Billy Irvine s'exclamant au milieu de la bataille : " Ils sont trop nombreux. Ce n'est pas comme les Indiens, vous ne pouvez pas tous les tuer. " On a de la sorte pu dire que les immigrants d'Heaven's Gate occupaient tout du long du film la place traditionnellement dévolue dans le western aux Indiens, celle d'un peuple victime d'un quasi-génocide - à plusieurs reprises dans le dialogue, un personnage remarque que les 125 noms de la liste noire représentent la quasi-totalité de la population masculine du comté. Ce qui a pu choquer dans cette vision de Cimino, ce n'est pas seulement que la caractérisation raciale des victimes du massacre soit remplacée pour l'essentiel par une caractérisation sociale ; c'est aussi que, si l'on replace Heaven's Gate dans la continuité de l'œuvre du metteur en scène, on se rend bien compte que ces immigrés d'Europe de l'Est victimes d'une véritable tentative d'extermination ne sont rien d'autre que les ancêtres des ouvriers de la communauté orthodoxe de The Deer Hunter, ceux-là même dont Cimino avait fait deux ans auparavant l'incarnation de l'être américain.

     5) Les trois figures centrales du film, Jim, Ella et Nate, composent ce que l'on a souvent dépeint comme une forme de triangle amoureux - expression que Jean-Pierre Coursodon récuse au motif que " Cimino évite à peu près toutes les possibilités dramatiques conventionnelles de la situation " [2] ; en la circonstance, la référence géométrique présente pourtant l'intérêt d'opposer assez justement le triangle formé par les trois protagonistes aux cercles que représentent les deux communautés. Par ailleurs, si les rapports triangulaires - maintenons l'expression - des personnages ne donnent effectivement pas lieu aux scènes vaudevillesques ou au contraire tragiques attendues par le spectateur, c'est que le réalisateur ne joue pas la carte de la translucidité de la psychologie des personnages, leurs émotions et leurs motivations restant la plupart du temps opaques ou énigmatiques.
     Il est ainsi difficile de dire quelle est l'exacte nature des sentiments et des intentions de Jim à l'égard d'Ella. Au contraire de Nate, qui propose à celle-ci de l'épouser, Jim ne s'engage pas vis-à-vis de sa maîtresse - le cadeau qu'il lui fait, une petite voiture à cheval, luxueuse aux yeux de la jeune femme, n'a bien sûr pas grande valeur pour lui en raison de son origine sociale, et la signification qu'il faut accorder à un tel présent est bien limitée. À plusieurs reprises, Ella avoue à son amant qu'elle ne le comprend pas - et Nate fera à un moment à Jim le même aveu d'incompréhension. Personnage taciturne, muet dans de très nombreux plans, Jim n'oppose de la sorte que le silence à la question que lui pose Ella lors du pique-nique qu'ils font au bord de la rivière - question pourtant banale, puisqu'elle se contente de lui demander s'il la trouve jolie. L'absence de réponse de son amant lui fait alors remarquer : " Tu ne dis rien dès que c'est personnel ", notation assez emblématique du refus du personnage d'extérioriser, ou simplement de laisser paraître, ses sentiments.
     L'amitié entre Jim et Nate est encore plus énigmatique. Elle est attestée à deux reprises par le dialogue : lorsque Nate ramène Jim, ivre, à son hôtel, John Bridges (Jeff Bridges) lui dit : " Mr Averill a de la chance d'avoir un ami comme vous. " Peu après, lors du passage où Nate rend visite à Jim pendant que celui-ci prend son petit déjeuner, le marshal déclare au mercenaire : " Tu es un ami, Nate ". Cimino ne donne par ailleurs aucune explication à cette amitié, rien dans le film à part les deux dialogues susmentionnés ne venant à proprement parler " prouver " celle-ci - au contraire, d'une certaine façon, puisqu'au moment où Ella annonce la mort de Nate à Jim, celui-ci demeure parfaitement impassible (même si chez un personnage aussi peu démonstratif que James Averill, l'impassibilité ne doit pas forcément être interprétée comme une absence de tout chagrin). Ce refus d'expliquer ou de caractériser une amitié peut certes apparaître comme la conséquence de la situation des deux personnages qui, dès le début de la seconde partie, se trouvent de par leur fonction dans des camps opposés, ce qui ne facilite guère l'expression de marques d'amitié. Mais un tel refus est surtout révélateur de la pratique de Cimino et de son goût de l'énigme, qui le conduit à privilégier l'opacité des sentiments des protagonistes et l'ellipse.
     C'est ainsi dans l'ellipse entre le prologue et la partie centrale que l'amitié de Jim et de Nate, l'amour de l'un et de l'autre pour Ella, trouvent leur origine et sans doute leur justification. En faisant l'économie de cette partie intermédiaire, en refusant surtout d'expliciter les rapports qui en résultent dans la seconde partie (au nom d'un principe de réalisme selon lequel le fictionnel n'a pas à être plus lisible ou plus intelligible que ne l'est le réel lui-même), Cimino laisse à dessein une part de son film, sinon dans l'ombre, au moins à la libre spéculation des spectateurs - ainsi, de l'évolution de Jim entre les trois parties de l'œuvre : rien ne dit expressément pourquoi un grand bourgeois comme lui est devenu un simple marshal dans l'Ouest, ni pourquoi il a finalement réintégré sa classe ; sur ces points, pour le moins importants, le spectateur en est réduit à formuler des hypothèses.
     Du reste, si Jim apparaît de manière évidente durant la majeure partie du film comme un déclassé, on pourrait en dire tout autant d'Ella et de Nate, et voir en eux un authentique trio de déclassés volontaires, absolument singuliers au regard des autres personnages du film, tous fermement attachés à la classe dont ils sont issus. Si le déclassement d'Ella et de Nate est indiscutable au plan moral - l'opprobre étant tout autant jeté par les bonnes âmes sur la prostituée que sur le tueur à gages - le sens de leur évolution sur l'échelle de la hiérarchie sociale est sans doute moins net : l'un et l'autre recherchent manifestement une amélioration de leurs conditions d'existence, mais celle-ci n'est pas forcément perceptible dans le film (surtout pour Nate, dont les murs de la cabane exiguë sont pauvrement recouverts de papier journal en guise de tapisserie). À tout le moins, ils se sont mis à l'écart de leur classe d'origine : l'activité d'Ella, la prostitution, l'amène à avoir tout à la fois pour clients des fermiers et des mercenaires de l'Association - c'est pourquoi le bordel est le seul lieu de tout le film commun aux membres des deux parties, le seul espace où ils peuvent brièvement se croiser sans s'affronter. Cet éloignement d'Ella de la classe des fermiers pauvres - qui se manifeste au plan spatial par la situation du bordel à l'écart de la ville - n'est d'ailleurs pas vécu par ceux-ci sans ressentiment. Lorsque Jim lit le nom d'Ella sur la liste noire de l'Association au " Heaven's Gate ", les fermiers insultent la jeune femme et lui font porter la responsabilité de l'existence de la liste.
     De la même façon, le fait que Nate soit devenu un mercenaire à la solde de l'Association est perçu comme une trahison à l'encontre de sa classe. " T'as l'air d'être des nôtres. Et tu travailles pour eux ? " s'étonne d'un ton méprisant un adolescent que Nate a surpris en train de voler du bétail. La décision de Nate, qu'il revendique en expliquant à Jim qu'il souhaite devenir comme ce dernier, procède d'un désir manifeste de s'élever socialement. Deux plans assez courts - brièveté significative de la pratique de Cimino, qui ne glisse que furtivement des détails permettant au spectateur d'entrevoir les motivations des personnages - sont à cet égard révélateurs : dans le premier, alors que Jim est endormi, Nate, ayant pris le chapeau de son ami, s'en coiffe, s'observe dans un miroir et finit par concéder : " Il faut le reconnaître, Jim, tu as de la classe. ". Dans le second, un simple insert d'un calepin, on le voit recopier scrupuleusement mais d'une écriture malhabile des notices de dictionnaire consacrées à de grands écrivains américains. Les deux plans sont à la fois symptomatiques de l'ambition qu'a Nate d'échapper à sa condition, et des limites de son entreprise : il ne fait jamais que singer l'allure bourgeoise, son élégance, sa culture. Comme il le reconnaît en complimentant Jim, il ne suffit pas d'endosser l'uniforme du bourgeois pour en devenir un.
     En ce qui le concerne, Averill est certes le personnage qui a le plus explicitement voulu rompre avec sa classe - lorsque le président de l'Association lui reproche d'aller contre les intérêts de sa propre classe, Jim lui rétorque " Vous n'êtes pas de ma classe. Vous ne le serez jamais " ; mais son déclassement se révèle progressivement au cours du film au mieux temporaire, sinon tout à fait illusoire : au milieu des fermiers pauvres, il reste un grand bourgeois, occupant à lui seul un wagon désert tandis que les immigrants sont installés sur le toit du train, disposant d'une chambre à part, certes modeste mais qui lui est propre, dans l'hôtel miséreux dont les clients s'entassent les uns sur les autres ; il est également incapable de comprendre la valeur qu'ont certains objets aux yeux de ces gens de peu - il ne perçoit sans doute pas l'importance du cadeau qu'il fait à Ella, s'emporte devant le refus de sa maîtresse de quitter le Wyoming en raison de l'attachement qu'elle porte à ses biens, qui ne sont pour lui que bagatelles aisément remplaçables. Au-delà de la question matérielle, il demeure, de par sa culture, son éducation, un bourgeois : il a ainsi l'idée de faire construire des sortes de chars à l'imitation de ceux des Romains pour donner l'assaut aux mercenaires ; voyant la chose, le commandant de ces derniers identifie non seulement immédiatement la référence historique, mais aussi l'auteur de cette trouvaille, qui ne peut être que le fait d'un homme ayant accompli des études alors réservées à la seule bourgeoisie. Si l'épilogue du film montre Jim Averill ayant réintégré sa classe d'origine, il n'est sans doute pas faux de dire que, quelles qu'aient été au cours de son existence ses velléités d'émancipation, il ne put jamais la quitter tout à fait.

     6) Le rapport d'Heaven's Gate au western en tant que genre est assez complexe. D'une part, le film s'inscrit indiscutablement au sein d'une évolution du genre, et sa place est historiquement assez nette : on peut voir dans l'œuvre de Cimino un western " critique ", dans la lignée de ces films apparus essentiellement à partir des années soixante, et désireux de relire l'histoire de l'Ouest de façon plus réaliste, en rectifiant une vérité historique occultée ou maquillée par le cinéma classique ; à ce titre, on pourrait effectivement dire que, sur un mode radicalement différent, Michael Cimino accomplit avec Heaven's Gate au sujet des rapports sociaux dans l'Ouest ce qu'Arthur Penn faisait avec Little Big Man (1970) quant à la question des guerres indiennes ; mieux encore, l'approche de Cimino, avec sa dénonciation de la violence d'un capitalisme tout-puissant, rappelle celle de Robert Altman dans John Mc Cabe (1971), avec les mêmes figures de mercenaires, à la solde non plus des grands éleveurs, mais d'une compagnie minière.
     D'autre part, la volonté de réalisme de Cimino, son attention à la poussière, à la boue, sa désignation sans fard du bordel, " d'introduction tardive en tant que tel dans le genre " comme le note Jean-Louis Leutrat dans Les Cartes de l'Ouest [3], son éventuelle crudité comme dans le passage du viol dont est victime Ella, qui n'est ni suggéré ni laissé hors-champ, la violence de sa bataille finale qui n'a guère d'équivalent dans le western américain, si ce n'est certaines scènes de Peckinpah, tous ces éléments désignent explicitement Heaven's Gate comme un western " post-classique ", venant non seulement après les films des grands maîtres hollywoodiens, mais aussi et peut-être surtout après les westerns-spaghetti et les films de Peckinpah et de ses épigones, comme Walter Hill (The Long Riders). Pourtant, il est déjà singulier que le film de Cimino ne puisse en rien être qualifié de maniériste ou de post-moderne, de référentiel ou d'ironique. C'est que le réalisateur, tout en prenant en compte l'évolution propre au genre, ne cherche guère à prolonger celui-ci, et encore moins à le refonder ou à lui mettre un terme - s'il est une histoire que Cimino ambitionne de relire, c'est bien plutôt celle de l'Ouest lui-même, en tant que celle-ci est fondatrice de l'identité américaine, que celle du western comme genre cinématographique institué.
     Heaven's Gate excède à ce titre le strict cadre westernien, comme en témoigne sa construction en trois volets, avec son prologue et son épilogue situés sur la côte Est des États-Unis (Harvard et Rhode Island), qui, dans les décors, l'action, les personnages qu'ils mettent en scène, n'ont plus rien à voir avec le western . Cette construction en polyptyque rappelle bien évidemment celle de The Deer Hunter, qui excédait de la même façon le cadre du film de guerre, non par rejet ou mépris du genre, mais par désir de l'inclure dans un même projet plus vaste, une interrogation sur l'identité américaine. Cimino ne situe pas sans raison le prologue de son film en 1870, au lendemain de la guerre de Sécession, et l'épilogue en 1903, à l'aube du vingtième siècle ; Heaven's Gate se déroule durant un laps de temps où, selon les mots du cinéaste, " les Américains deviennent effectivement américains ". À ce titre, et malgré les apparences, Heaven's Gate opère moins comme un " sur-western " traditionnel, qui introduit dans le genre des préoccupations qui l'excèdent, que comme une tentative d'inclusion du genre dans un cadre plus vaste, conférant aux éléments propres au western une autre résonance. L'inscription de la seconde partie westernienne dans ce cadre historique fait alors de la Johnson County War un symbole de la façon dont s'est constituée selon Cimino la nation américaine, s'éloignant de l'idéal démocratique prêché par le révérend incarné par Joseph Cotten dans le prologue pour réintroduire et légitimer par la loi la lutte des classes. Heaven's Gate n'est dès lors rien d'autre que l'épopée d'un désenchantement, celui d'un personnage, James Averill, et à travers lui celui de toute une nation, qui assoit sa puissance en sacrifiant dans le sang ses idéaux de jeunesse.

Bernard JURIEUX

 

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1 La plupart des informations qui suivent concernant la Johnson County War sont extraites de l'ouvrage de Steven Bach, Final Cut : Art, Money and Ego in the making of Heaven's Gate, the film that sank United Artists, New York, Newmarket Press, 1999.

2 Dans l'un des meilleurs articles parus sur Heaven's Gate après la présentation, en novembre 1980, de la version longue (alors la seule existante) du film : " Heaven's Gate, requiem pour un poème mort-né ", Cinéma 81, n° 266, février, p. 7-23.

3 Les Cartes de l'Ouest, Armand Colin, 1990, p. 40.