2)
Le désir de Michael Cimino de porter à
l'écran l'histoire de la Johnson County War
remontait en fait à 1971 - le projet, difficile
à monter, ne fut accepté par une major,
United Artists, qu'après le succès critique et
commercial de The Deer Hunter (Voyage au bout de
l'Enfer, 1978) qui valut notamment à Cimino
l'Oscar du meilleur réalisateur et le fit
apparaître comme le nouveau prodige du cinéma
américain. Paradoxalement, le cinéaste
était pourtant loin d'être le premier à
vouloir adapter au cinéma l'épisode de la
Johnson County War : déjà, en 1959,
Alan Ladd, l'interprète notamment de Shane
(L'Homme des vallées perdues, 1953) de George
Stevens, voulait produire un film précisément
intitulé The Johnson County War ; en 1972,
Michael Winner, réalisateur anglais qui a fait
l'essentiel de sa carrière aux États-Unis en
signant quelques-uns des plus grands succès de
Charles Bronson (The Mechanic, Death Wish),
voulait réaliser un film à partir du
même sujet historique - le projet suscita même
l'intérêt de Steve Mc Queen, un moment
envisagé par Cimino pour tenir le rôle
principal de ce qui allait devenir Heaven's Gate.
Mieux encore, en 1976 fut
tourné un téléfilm, The Invasion of
Johnson County, réalisé par Jerry Jameson
avec Bill Bixby - téléfilm à la
réputation assez médiocre et quasi invisible
aujourd'hui, alors qu'il serait sans doute
intéressant de le comparer au film de Cimino. Plus
encore pourtant qu'à cet obscur
téléfilm, c'est peut-être aux
illustrations détournées de la Johnson
Country War qu'il faut comparer Heaven's Gate.
À défaut d'être eux-mêmes
portés à l'écran, les faits historiques
ont effectivement inspiré certains
réalisateurs de westerns classiques : ainsi, George
Stevens avec Shane s'inspire vraisemblablement de la
Johnson County War, à laquelle il emprunte sa
localisation, le Wyoming, pour mettre en scène
l'opposition violente entre un cattle baron et de
petits fermiers désireux de conserver leurs terres.
Mais l'approche de Stevens, mélange d'un souci de
réalisme et d'un désir de
caractérisation mythique, l'amène à
réduire l'affrontement à celui de deux
gunfighters, l'angélique Alan Ladd protecteur
des modestes exploitants et le sadique Jack Palance.
Surtout, l'auteur d'Une place au soleil
délaisse presque complètement la dimension
sociale d'un tel affrontement : rien ne distingue
profondément le cattle baron de Shane
des fermiers contre lesquels il lutte, leur opposition est
morale, peut-être historique, elle n'est jamais
donnée à voir comme celle de deux classes
antagonistes. À ce titre, il n'est pas faux de dire
qu'avec Heaven's Gate, Cimino réalise
l'anti-Shane.
3)
La singularité d'Heaven's Gate est
effectivement de ne pas réduire la figure du
cattle baron au rôle d'opposant
individualisé et à la valeur de
dévoiement ponctuel du capitalisme et de la puissance
financière - comme le faisait par exemple John
Sturges dans The Last Train from Gun Hill (Le
Dernier Train de Gun Hill, 1959), où le
personnage incarné par Anthony Quinn
s'efforçait de soustraire son fils meurtrier à
la justice. Si l'on a pu dire du film de Michael Cimino
qu'il était un western d'inspiration marxiste, c'est
bien parce qu'il donne à voir l'opposition entre les
grands éleveurs et les petits fermiers comme une
authentique lutte de classes - à tel point que
lorsque certains des immigrés, le maire et les
commerçants, s'affirment prêts à livrer
aux mercenaires les hommes dont les noms sont sur la liste
noire, ils ne se contentent pas de trahir leur classe
d'origine, ils manifestent la naissance d'une nouvelle
classe intermédiaire, la petite bourgeoisie,
prête pour conserver la jouissance de ses biens
à sacrifier ceux qui appartiennent au "
prolétariat " de l'Ouest, les plus
désargentés. La Johnson County War ne
serait dès lors qu'un de ces moments d'exception
où, selon l'approche exposée par Marx et
Engels dans le Manifeste du parti communiste,
l'incessante lutte sous-jacente apparaît au grand jour
- ce qu'est du reste cet épisode au regard de
l'histoire de l'Ouest : une amplification, une
systématisation et une mise en évidence d'une
pratique, celle des grands éleveurs se faisant
justice en assassinant les fermiers qui les volent, assez
largement répandue à l'époque.
L'accent
prépondérant mis sur la distinction sociale ne
doit pas cacher qu'existe aussi une opposition des
communautés, non pas sur le plan racial (comme l'a
souligné Cimino dans différents entretiens, la
particularité d'Heaven's Gate est de montrer "
des Blancs massacrant d'autres Blancs ") mais sur le
plan de l'origine nationale : les grands bourgeois, tout en
étant des immigrés de date sans doute assez
ancienne, sont des représentants d'un univers
purement anglo-saxon (le choix pour jouer le rôle de
Billy Irvine, le condisciple d'Averill à Harvard, de
John Hurt, acteur anglais, n'est à ce titre pas
anodin) ; les fermiers, immigrés seulement
installés de manière récente aux
États-Unis, sont issus d'Europe de l'Est. C'est au
plan de la langue et de l'usage qu'on en fait que
l'écart entre les communautés se
révèle manifeste : à l'anglais "
naturel ", fluide, de la haute bourgeoisie, qui s'illustre
idéalement dans le discours que fait Billy Irvine
à Harvard au nom de sa classe - dans les deux sens du
terme -, discours spirituel où la langue se fait jeu
quitte à se révéler creuse, s'oppose
l'anglais incertain des immigrés, encore
marqué par l'accent qui les singularise, où
les mots viennent à manquer et où, comme dans
la réunion au " Heaven's Gate " (la salle de
réunion qui donne au film son titre) avant
l'affrontement final, on s'adresse en russe au conjoint pour
demander l'équivalent anglais d'un terme. Si la
langue est bien un fort marqueur de l'appartenance à
une communauté et par-delà à une
classe, on ne s'étonnera pas que Jim Averill,
soucieux d'échapper à la grande bourgeoisie
caractérisée par l'usage virtuose mais gratuit
de la langue, se révèle un personnage
taciturne, comme si rompre avec sa classe avait eu pour lui
comme corollaire de s'amputer de la parole.
4)
On a souvent noté la place importante qu'occupe le
motif du cercle dans Heaven's Gate, et
peut-être au-delà dans l'esthétique
toute entière de Michael Cimino. Le cercle a bien
sûr valeur de symbole de la communauté,
d'espace qu'occupe la classe, au sein duquel elle s'organise
- dimension symbolique qui peut devenir très
littérale, comme lorsque Jim Averill surgissant au
sein du club des grands éleveurs s'entend dire : "
Vous êtes exclu de ce cercle depuis longtemps !
" Le cercle est aussi un principe d'organisation dynamique,
et à ce titre il est par excellence le motif
d'ordonnancement des rituels de chaque communauté.
Ainsi, lors des festivités qui viennent conclure la
cérémonie de fin d'année à
Harvard, dans le prologue, des couples valsent-ils au son du
Beau Danube bleu sur la pelouse de
l'université, tournoyant sur eux-mêmes tout en
se répartissant en différents cercles dont le
centre unique est un arbre ; plus loin dans la même
scène, au cours de ce qui semble être une
espèce de rite d'initiation, des garçons
forment un cercle autour de ce même arbre, pour
empêcher d'autres étudiants d'accéder
à un bouquet accroché au tronc. Bien plus
tard, selon un principe de rimes internes à
l'uvre tout au long du film, le motif du cercle
réapparaît au cours d'un rituel communautaire
recourant également à la danse : les
immigrés, chaussés de patins à
roulette, arpentent ainsi de manière circulaire la
salle de réunion " Heaven's Gate " ; quelques
instants après, Ella et Jim dansent seuls dans la
salle déserte, faisant le tour de la pièce
tout en tournoyant sur eux-mêmes, tandis que la
caméra redouble leur mouvement en accomplissant
autour d'eux un certain nombre de travellings
circulaires.
Une autre apparition de ce
motif circulaire lie à nouveau les deux
communautés, non plus par un effet de rimes internes
et d'échos d'une scène à l'autre, mais
par la confrontation des deux groupes au sein d'une
même scène, confrontation qui se traduit
naturellement au plan géométrique par
l'opposition de deux cercles : il s'agit de la
séquence au cours de laquelle les fermiers ayant pris
les armes encerclent les mercenaires de l'Association.
Cimino retravaille bien sûr en l'espèce l'une
des scènes archétypales du western classique,
celle au cours de laquelle une tribu indienne attaque et
encercle un convoi de pionniers, qui à son tour se
dispose en cercle pour pouvoir se défendre.
L'identification des immigrés aux Indiens est
d'ailleurs explicitée par le dialogue, Billy Irvine
s'exclamant au milieu de la bataille : " Ils sont trop
nombreux. Ce n'est pas comme les Indiens, vous ne pouvez pas
tous les tuer. " On a de la sorte pu dire que les
immigrants d'Heaven's Gate occupaient tout du long du
film la place traditionnellement dévolue dans le
western aux Indiens, celle d'un peuple victime d'un
quasi-génocide - à plusieurs reprises dans le
dialogue, un personnage remarque que les 125 noms de la
liste noire représentent la quasi-totalité de
la population masculine du comté. Ce qui a pu choquer
dans cette vision de Cimino, ce n'est pas seulement que la
caractérisation raciale des victimes du massacre soit
remplacée pour l'essentiel par une
caractérisation sociale ; c'est aussi que, si l'on
replace Heaven's Gate dans la continuité de
l'uvre du metteur en scène, on se rend bien
compte que ces immigrés d'Europe de l'Est victimes
d'une véritable tentative d'extermination ne sont
rien d'autre que les ancêtres des ouvriers de la
communauté orthodoxe de The Deer Hunter,
ceux-là même dont Cimino avait fait deux ans
auparavant l'incarnation de l'être
américain.
5)
Les trois figures centrales du film, Jim, Ella et Nate,
composent ce que l'on a souvent dépeint comme une
forme de triangle amoureux - expression que Jean-Pierre
Coursodon récuse au motif que " Cimino
évite à peu près toutes les
possibilités dramatiques conventionnelles de la
situation " [2]
; en la circonstance, la référence
géométrique présente pourtant
l'intérêt d'opposer assez justement le triangle
formé par les trois protagonistes aux cercles que
représentent les deux communautés. Par
ailleurs, si les rapports triangulaires - maintenons
l'expression - des personnages ne donnent effectivement pas
lieu aux scènes vaudevillesques ou au contraire
tragiques attendues par le spectateur, c'est que le
réalisateur ne joue pas la carte de la
translucidité de la psychologie des personnages,
leurs émotions et leurs motivations restant la
plupart du temps opaques ou énigmatiques.
Il est ainsi difficile de dire
quelle est l'exacte nature des sentiments et des intentions
de Jim à l'égard d'Ella. Au contraire de Nate,
qui propose à celle-ci de l'épouser, Jim ne
s'engage pas vis-à-vis de sa maîtresse - le
cadeau qu'il lui fait, une petite voiture à cheval,
luxueuse aux yeux de la jeune femme, n'a bien sûr pas
grande valeur pour lui en raison de son origine sociale, et
la signification qu'il faut accorder à un tel
présent est bien limitée. À plusieurs
reprises, Ella avoue à son amant qu'elle ne le
comprend pas - et Nate fera à un moment à Jim
le même aveu d'incompréhension. Personnage
taciturne, muet dans de très nombreux plans, Jim
n'oppose de la sorte que le silence à la question que
lui pose Ella lors du pique-nique qu'ils font au bord de la
rivière - question pourtant banale, puisqu'elle se
contente de lui demander s'il la trouve jolie. L'absence de
réponse de son amant lui fait alors remarquer : "
Tu ne dis rien dès que c'est personnel ",
notation assez emblématique du refus du personnage
d'extérioriser, ou simplement de laisser
paraître, ses sentiments.
L'amitié entre Jim et
Nate est encore plus énigmatique. Elle est
attestée à deux reprises par le dialogue :
lorsque Nate ramène Jim, ivre, à son
hôtel, John Bridges (Jeff Bridges) lui dit : " Mr
Averill a de la chance d'avoir un ami comme vous. " Peu
après, lors du passage où Nate rend visite
à Jim pendant que celui-ci prend son petit
déjeuner, le marshal déclare au
mercenaire : " Tu es un ami, Nate ". Cimino ne donne
par ailleurs aucune explication à cette
amitié, rien dans le film à part les deux
dialogues susmentionnés ne venant à proprement
parler " prouver " celle-ci - au contraire, d'une certaine
façon, puisqu'au moment où Ella annonce la
mort de Nate à Jim, celui-ci demeure parfaitement
impassible (même si chez un personnage aussi peu
démonstratif que James Averill,
l'impassibilité ne doit pas forcément
être interprétée comme une absence de
tout chagrin). Ce refus d'expliquer ou de
caractériser une amitié peut certes
apparaître comme la conséquence de la situation
des deux personnages qui, dès le début de la
seconde partie, se trouvent de par leur fonction dans des
camps opposés, ce qui ne facilite guère
l'expression de marques d'amitié. Mais un tel refus
est surtout révélateur de la pratique de
Cimino et de son goût de l'énigme, qui le
conduit à privilégier l'opacité des
sentiments des protagonistes et l'ellipse.
C'est ainsi dans l'ellipse
entre le prologue et la partie centrale que l'amitié
de Jim et de Nate, l'amour de l'un et de l'autre pour Ella,
trouvent leur origine et sans doute leur justification. En
faisant l'économie de cette partie
intermédiaire, en refusant surtout d'expliciter les
rapports qui en résultent dans la seconde partie (au
nom d'un principe de réalisme selon lequel le
fictionnel n'a pas à être plus lisible ou plus
intelligible que ne l'est le réel lui-même),
Cimino laisse à dessein une part de son film, sinon
dans l'ombre, au moins à la libre spéculation
des spectateurs - ainsi, de l'évolution de Jim entre
les trois parties de l'uvre : rien ne dit
expressément pourquoi un grand bourgeois comme lui
est devenu un simple marshal dans l'Ouest, ni
pourquoi il a finalement réintégré sa
classe ; sur ces points, pour le moins importants, le
spectateur en est réduit à formuler des
hypothèses.
Du reste, si Jim
apparaît de manière évidente durant la
majeure partie du film comme un déclassé, on
pourrait en dire tout autant d'Ella et de Nate, et voir en
eux un authentique trio de déclassés
volontaires, absolument singuliers au regard des autres
personnages du film, tous fermement attachés à
la classe dont ils sont issus. Si le déclassement
d'Ella et de Nate est indiscutable au plan moral -
l'opprobre étant tout autant jeté par les
bonnes âmes sur la prostituée que sur le tueur
à gages - le sens de leur évolution sur
l'échelle de la hiérarchie sociale est sans
doute moins net : l'un et l'autre recherchent manifestement
une amélioration de leurs conditions d'existence,
mais celle-ci n'est pas forcément perceptible dans le
film (surtout pour Nate, dont les murs de la cabane
exiguë sont pauvrement recouverts de papier journal en
guise de tapisserie). À tout le moins, ils se sont
mis à l'écart de leur classe d'origine :
l'activité d'Ella, la prostitution, l'amène
à avoir tout à la fois pour clients des
fermiers et des mercenaires de l'Association - c'est
pourquoi le bordel est le seul lieu de tout le film commun
aux membres des deux parties, le seul espace où ils
peuvent brièvement se croiser sans s'affronter. Cet
éloignement d'Ella de la classe des fermiers pauvres
- qui se manifeste au plan spatial par la situation du
bordel à l'écart de la ville - n'est
d'ailleurs pas vécu par ceux-ci sans ressentiment.
Lorsque Jim lit le nom d'Ella sur la liste noire de
l'Association au " Heaven's Gate ", les fermiers insultent
la jeune femme et lui font porter la responsabilité
de l'existence de la liste.
De la même façon,
le fait que Nate soit devenu un mercenaire à la solde
de l'Association est perçu comme une trahison
à l'encontre de sa classe. " T'as l'air
d'être des nôtres. Et tu travailles pour eux
? " s'étonne d'un ton méprisant un
adolescent que Nate a surpris en train de voler du
bétail. La décision de Nate, qu'il revendique
en expliquant à Jim qu'il souhaite devenir comme ce
dernier, procède d'un désir manifeste de
s'élever socialement. Deux plans assez courts -
brièveté significative de la pratique de
Cimino, qui ne glisse que furtivement des détails
permettant au spectateur d'entrevoir les motivations des
personnages - sont à cet égard
révélateurs : dans le premier, alors que Jim
est endormi, Nate, ayant pris le chapeau de son ami, s'en
coiffe, s'observe dans un miroir et finit par
concéder : " Il faut le reconnaître, Jim, tu
as de la classe. ". Dans le second, un simple insert
d'un calepin, on le voit recopier scrupuleusement mais d'une
écriture malhabile des notices de dictionnaire
consacrées à de grands écrivains
américains. Les deux plans sont à la fois
symptomatiques de l'ambition qu'a Nate d'échapper
à sa condition, et des limites de son entreprise : il
ne fait jamais que singer l'allure bourgeoise, son
élégance, sa culture. Comme il le
reconnaît en complimentant Jim, il ne suffit pas
d'endosser l'uniforme du bourgeois pour en devenir un.
En ce qui le concerne, Averill
est certes le personnage qui a le plus explicitement voulu
rompre avec sa classe - lorsque le président de
l'Association lui reproche d'aller contre les
intérêts de sa propre classe, Jim lui
rétorque " Vous n'êtes pas de ma classe.
Vous ne le serez jamais " ; mais son déclassement
se révèle progressivement au cours du film au
mieux temporaire, sinon tout à fait illusoire : au
milieu des fermiers pauvres, il reste un grand bourgeois,
occupant à lui seul un wagon désert tandis que
les immigrants sont installés sur le toit du train,
disposant d'une chambre à part, certes modeste mais
qui lui est propre, dans l'hôtel miséreux dont
les clients s'entassent les uns sur les autres ; il est
également incapable de comprendre la valeur qu'ont
certains objets aux yeux de ces gens de peu - il ne
perçoit sans doute pas l'importance du cadeau qu'il
fait à Ella, s'emporte devant le refus de sa
maîtresse de quitter le Wyoming en raison de
l'attachement qu'elle porte à ses biens, qui ne sont
pour lui que bagatelles aisément remplaçables.
Au-delà de la question matérielle, il demeure,
de par sa culture, son éducation, un bourgeois : il a
ainsi l'idée de faire construire des sortes de chars
à l'imitation de ceux des Romains pour donner
l'assaut aux mercenaires ; voyant la chose, le commandant de
ces derniers identifie non seulement immédiatement la
référence historique, mais aussi l'auteur de
cette trouvaille, qui ne peut être que le fait d'un
homme ayant accompli des études alors
réservées à la seule bourgeoisie. Si
l'épilogue du film montre Jim Averill ayant
réintégré sa classe d'origine, il n'est
sans doute pas faux de dire que, quelles qu'aient
été au cours de son existence ses
velléités d'émancipation, il ne put
jamais la quitter tout à fait.
6)
Le rapport d'Heaven's Gate au western en tant que
genre est assez complexe. D'une part, le film s'inscrit
indiscutablement au sein d'une évolution du genre, et
sa place est historiquement assez nette : on peut voir dans
l'uvre de Cimino un western " critique ", dans la
lignée de ces films apparus essentiellement à
partir des années soixante, et désireux de
relire l'histoire de l'Ouest de façon plus
réaliste, en rectifiant une vérité
historique occultée ou maquillée par le
cinéma classique ; à ce titre, on pourrait
effectivement dire que, sur un mode radicalement
différent, Michael Cimino accomplit avec Heaven's
Gate au sujet des rapports sociaux dans l'Ouest ce
qu'Arthur Penn faisait avec Little Big Man (1970)
quant à la question des guerres indiennes ; mieux
encore, l'approche de Cimino, avec sa dénonciation de
la violence d'un capitalisme tout-puissant, rappelle celle
de Robert Altman dans John Mc Cabe (1971), avec les
mêmes figures de mercenaires, à la solde non
plus des grands éleveurs, mais d'une compagnie
minière.
D'autre part, la
volonté de réalisme de Cimino, son attention
à la poussière, à la boue, sa
désignation sans fard du bordel, " d'introduction
tardive en tant que tel dans le genre " comme le note
Jean-Louis Leutrat dans Les Cartes de l'Ouest
[3], son
éventuelle crudité comme dans le passage du
viol dont est victime Ella, qui n'est ni
suggéré ni laissé hors-champ, la
violence de sa bataille finale qui n'a guère
d'équivalent dans le western américain, si ce
n'est certaines scènes de Peckinpah, tous ces
éléments désignent explicitement
Heaven's Gate comme un western " post-classique ",
venant non seulement après les films des grands
maîtres hollywoodiens, mais aussi et peut-être
surtout après les westerns-spaghetti et les films de
Peckinpah et de ses épigones, comme Walter Hill
(The Long Riders). Pourtant, il est
déjà singulier que le film de Cimino ne puisse
en rien être qualifié de maniériste ou
de post-moderne, de référentiel ou d'ironique.
C'est que le réalisateur, tout en prenant en compte
l'évolution propre au genre, ne cherche guère
à prolonger celui-ci, et encore moins à le
refonder ou à lui mettre un terme - s'il est une
histoire que Cimino ambitionne de relire, c'est bien
plutôt celle de l'Ouest lui-même, en tant que
celle-ci est fondatrice de l'identité
américaine, que celle du western comme genre
cinématographique institué.
Heaven's Gate
excède à ce titre le strict cadre westernien,
comme en témoigne sa construction en trois volets,
avec son prologue et son épilogue situés sur
la côte Est des États-Unis (Harvard et Rhode
Island), qui, dans les décors, l'action, les
personnages qu'ils mettent en scène, n'ont plus rien
à voir avec le western . Cette construction en
polyptyque rappelle bien évidemment celle de The
Deer Hunter, qui excédait de la même
façon le cadre du film de guerre, non par rejet ou
mépris du genre, mais par désir de l'inclure
dans un même projet plus vaste, une interrogation sur
l'identité américaine. Cimino ne situe pas
sans raison le prologue de son film en 1870, au lendemain de
la guerre de Sécession, et l'épilogue en 1903,
à l'aube du vingtième siècle ;
Heaven's Gate se déroule durant un laps de
temps où, selon les mots du cinéaste, " les
Américains deviennent effectivement
américains ". À ce titre, et malgré
les apparences, Heaven's Gate opère moins
comme un " sur-western " traditionnel, qui introduit dans le
genre des préoccupations qui l'excèdent, que
comme une tentative d'inclusion du genre dans un cadre plus
vaste, conférant aux éléments propres
au western une autre résonance. L'inscription de la
seconde partie westernienne dans ce cadre historique fait
alors de la Johnson County War un symbole de la
façon dont s'est constituée selon Cimino la
nation américaine, s'éloignant de
l'idéal démocratique prêché par
le révérend incarné par Joseph Cotten
dans le prologue pour réintroduire et
légitimer par la loi la lutte des classes.
Heaven's Gate n'est dès lors rien d'autre que
l'épopée d'un désenchantement, celui
d'un personnage, James Averill, et à travers lui
celui de toute une nation, qui assoit sa puissance en
sacrifiant dans le sang ses idéaux de jeunesse.
Bernard JURIEUX
----------------------------------------
1 La plupart des
informations qui suivent concernant la Johnson County
War sont extraites de l'ouvrage de Steven Bach, Final
Cut : Art, Money and Ego in the making of Heaven's Gate, the
film that sank United Artists, New York, Newmarket
Press, 1999.
2 Dans l'un des
meilleurs articles parus sur Heaven's Gate
après la présentation, en novembre 1980, de la
version longue (alors la seule existante) du film : "
Heaven's Gate, requiem pour un poème
mort-né ", Cinéma 81, n° 266,
février, p. 7-23.
3 Les Cartes de
l'Ouest, Armand Colin, 1990, p. 40.
|