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CRÉPUSCULE D'UN GENRE :
CLINT EASTWOOD ET LE WESTERN

 

     Contrairement par exemple à Paul Newman, capable de réaliser avec Rachel, Rachel (1968) le portrait d'une institutrice frustrée et de jouer l'année suivante dans Butch Cassidy and the Sundance Kid (Butch Cassidy et le Kid) de George Roy Hill, Clint Eastwood a pour l'essentiel fait de son œuvre de metteur en scène le prolongement de sa carrière d'acteur. Il était donc naturel qu'il illustre comme auteur le genre du western qui lui a apporté la célébrité par le biais des trois films interprétés en Italie sous la direction de Sergio Leone, Per un pugno di dollari (Pour une poignée de dollars, 1964), Per qualche dollaro in più (Et pour quelques dollars de plus, 1965), et Il buono, il brutto, il cattivo (Le Bon, la brute et le truand, 1966). En revenant tourner à Hollywood, Eastwood ramène en fait avec lui non seulement son personnage de l'Homme sans nom, qu'il considère comme étant tout autant sa création que celle de Sergio Leone, mais aussi l'esthétique propre au western-spaghetti ; un film produit et interprété par Eastwood comme Two Mules for Sister Sara (Sierra torride, 1970) de Don Siegel apparaît ainsi comme le produit d'une hybridation manifeste entre le western américain classique (un sujet original de Budd Boetticher, écrit à la fin des années cinquante et que le réalisateur de Comanche Station voulait faire interpréter par John Wayne) et le western-spaghetti (le cynisme du personnage d'Eastwood, le détachement avec lequel il exerce la violence le placent dans le droit fil de l'Homme sans nom ; la latinité du film, situé au Mexique, évoque celle des westerns italiens ; la musique en est signée Ennio Morricone - Eastwood avait même proposé à Leone d'en assurer la mise en scène).

High Plains Drifter (L'Homme des hautes plaines, 1973)

     Le premier western que réalise lui-même Clint Eastwood, High Plains Drifter, manifeste pourtant moins le désir d'adapter au cadre hollywoodien les codes du western-spaghetti, que de reprendre ceux-ci dans leur état originel : l'arrivée de l'Étranger (C. Eastwood) au début du film dans la ville de Lago, observée avec un mélange de curiosité et de crainte par tous les habitants, semble ainsi rejouer celle de l'Homme sans nom dans la ville de San Miguel, en ouverture de Per un pugno di dollari. Le personnage lui-même, énigmatique, anonyme (anonymat souligné par son refus de remplir le registre de l'hôtel lorsqu'il y prend une chambre), mal rasé [1], rappelle en tous points l'Homme sans nom - jusque dans la manière qu'ils ont tous deux de fumer de petits cigares noirs, qui avait un moment valu au héros de Leone le surnom d'" El Cigarillo ". La violence de l'Étranger, tuant dès son arrivée trois hommes qui l'ont défié (l'Homme sans nom en abattait quatre au début de Per un pugno di dollari, pour avoir fait fuir sa mule), violant dans une écurie une femme, est caractéristique du désir des auteurs de westerns-spaghetti de renverser le portrait du cow-boy - positif, serviable et héroïque, qui ne se résout à utiliser la violence qu'en dernière extrémité - qu'a longtemps offert le cinéma américain - même si les contre-exemples dans celui-ci abondent, surtout à partir des années cinquante (qu'on songe seulement au Vera Cruz [1954] de Robert Aldrich), ils demeurent des exceptions alors qu'ils deviendront la norme du western italien. Au-delà du seul protagoniste, la violence et la cruauté de l'œuvre dénotent, comme dans nombre de films américains de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix (ceux de Sam Peckinpah en tout premier lieu), l'influence du western italien : le marshal de Lago a ainsi été fouetté à mort par les trois tueurs, et ceux-ci n'hésitent pas à achever l'un des notables de la ville qui était leur complice en lui enfonçant un bâton dans la gorge. La mise en scène elle-même de cette violence est révélatrice de la façon dont le western-spaghetti a pu contribuer à repousser les limites de l'autocensure à laquelle le western américain se soumettait ; en tournant avec Leone, Eastwood avait de la sorte été frappé par la liberté dont disposait le réalisateur pour représenter les gunfights : " Ce petit Italien parfaitement inconnu pouvait se permettre des choses qui nous étaient interdites, à nous autres Américains, tenus de respecter le code Hays sous sa forme la plus coercitive, même dans des séries comme Rawhide : il était interdit de montrer deux personnes en train de tirer dans le même plan " [2] ; les plans de High Plains Drifter montrant un revolver faisant feu au premier plan et la victime qui s'effondre à l'arrière-plan, même s'ils ne sont plus inédits en 1973 dans le cinéma américain (Arthur Penn en usait déjà en 1967 dans Bonnie and Clyde), sont révélateurs (tout comme la reprise d'autres traits caractéristiques du style des westerns-spaghetti, les gros plans de visages rendus luisants par la sueur ou l'utilisation épisodique de la contre-plongée) de la façon dont le film " hérite " de ceux de Leone.

     Mais l'œuvre d'Eastwood se singularise pourtant par son refus, en apparence contradictoire, de faire fructifier (pour filer la métaphore) cet héritage : le réalisateur italien lui-même s'était efforcé, à travers Per qualche dollaro in più et Il buono, il brutto, il cattivo, de faire évoluer le personnage interprété par Eastwood, lui donnant dans le premier un surnom (" Monco ", c'est-à-dire " le Manchot ", en raison de sa manière de ne se servir que d'une main pour relever son poncho et dégainer), dans le deuxième un prénom-surnom (" Joe ", qu'emploie manifestement Tuco [Eli Wallach] pour caractériser son partenaire comme WASP au regard de sa propre latinité - ce que les auteurs de la version française du film avaient explicité en remplaçant " Joe " par " Blondin ") ; dans l'un et l'autre, le personnage a une activité régulière (" vrai " chasseur de primes dans le premier, " faux " dans le second où il livre son complice Tuco aux autorités avant de le faire évader) qui l'éloigne de l'abstraction qu'entendait peindre Sergio Leone dans Per un pugno di dollari, le réalisateur ayant sans doute eu conscience de l'impossibilité de bâtir plus d'un film autour d'un protagoniste si énigmatique, à la psychologie si opaque, qu'il s'apparente plus à un ange exterminateur qu'à un quelconque mercenaire - ce qui explique également le désir du cinéaste d'adjoindre au personnage des partenaires qui l'éclipsent quelque peu, comme le Colonel Mortimer (Lee Van Cleef) dans Per qualche dollaro in più et Tuco dans Il buono, il brutto, il cattivo. Au contraire, Eastwood, après avoir prolongé cette humanisation du personnage dans Two Mules for Sister Sara (où ses rapports avec la prostituée déguisée en bonne sœur interprétée par Shirley Mac Laine relève du registre de la comédie de caractères), humanisation qui seule peut assurer une survie à l'Homme sans nom, revient avec High Plains Drifter à l'abstraction originelle du protagoniste dans Per un pugno di dollari : l'Étranger est un pur ange exterminateur, dont les motivations restent longtemps aussi obscures aux yeux des spectateurs qu'à ceux des autres personnages. Le motif de la vengeance lui-même ne l'humanise pas, alors que, par exemple, le désir du Colonel Mortimer dans Per qualche dollaro in più de tuer celui qui avait poussé sa sœur au suicide, révélait derrière le professionnalisme quasi mécanique du personnage la souffrance d'un frère inconsolable. L'Étranger n'exprime quant à lui aucune émotion et sa psychologie paraît moins impénétrable qu'absente, comme s'il ne relevait plus tout à fait de la sphère humaine. C'est dans cette perspective, comme aboutissement logique de cette démarche, qu'il faut voir le possible caractère fantomatique du personnage : en faisant de ce dernier un revenant, explorant là une voie envisagée mais laissée en friche par Leone dans le premier opus de sa trilogie - l'Homme sans nom, après avoir été torturé par les Rojos, parvenait effectivement à leur échapper, plus mort que vif, en se dissimulant dans un cercueil - Eastwood ne se contente pas de retourner à la forme initiale de son personnage, il coupe court à toute possibilité d'un développement ultérieur de celui-ci ; à travers lui, c'est à l'hypothèse d'une régénération du western américain par le western-spaghetti que le cinéaste renonce, ne reprenant dans High Plains Drifter les motifs caractéristiques des films italiens que pour mieux les abandonner par la suite.

 

The Outlaw Josey Wales (Josey Wales hors-la-loi, 1976)

     Cet abandon du personnage de l'Homme sans nom qui entraîne un nécessaire retour à la forme antérieure du western, on le trouve exprimé dans l'évolution du héros de The Outlaw Josey Wales, la seconde illustration du genre dans son œuvre de metteur en scène - ses quatre westerns représentant un véritable parcours dont la cohérence invite à les étudier l'un après l'autre. La première scène du film montre effectivement un Josey Wales (C. Eastwood) fermier, labourant un champ avec l'aide de son jeune fils. Le massacre de sa famille par la bande des Red Legs le convertit à la violence (il récupère dans les cendres de sa maison un revolver avec lequel il s'entraîne et devient vite un excellent tireur), et sa participation à la guerre de Sécession achève de le transformer au point de le faire apparaître à la fin de celle-ci comme un personnage très proche de l'Homme sans nom : tous deux sont des personnages laconiques, solitaires et même individualistes (Wales est le seul de sa troupe à refuser de se rendre aux Nordistes, ce qui le transforme de fait en hors-la-loi), profondément désabusés (mais ce qui relève du simple cynisme chez l'Homme sans nom participe plutôt chez Josey Wales d'une forme d'amertume), n'hésitant jamais à user de la violence et manifestant le plus profond mépris pour leurs adversaires - lorsque Jamie, le jeune homme qui accompagne au début du film sa fuite, lui propose d'enterrer les cadavres de deux chasseurs de primes qui voulaient l'arrêter, Wales lui répond qu'il ne voit pas pourquoi les vers auraient le droit de manger et pas les vautours, puis crache sa chique sur le front d'un des morts, aux yeux encore grands ouverts. On peut même relever - détail en apparence anecdotique, mais significatif au regard de l'importance donnée dans les westerns interprétés par Eastwood à l'aspect physique du personnage - que Wales apparaissait, lorsqu'il était encore un pacifique cultivateur, avec un visage imberbe, alors qu'il présente à la fin de la guerre la barbe qui fait partie intégrante de la panoplie de l'Homme sans nom.

     Pourtant, en donnant à Josey Wales un passé de modeste paysan et de père de famille, un état antérieur à celui de tueur sans états d'âme, Eastwood introduit la possibilité d'un retour à cette situation initiale, qui constitue tout le sujet du film : en rassemblant bien malgré lui autour de sa personne d'autres marginaux (un vieux Cherokee, une jeune Navajo, une grand-mère et sa petite fille un peu simple d'esprit…), Wales en vient peu à peu à accepter l'idée de faire à nouveau partie d'une communauté - le réalisateur retrouve là un grand thème fordien, signant même, une fois les personnages arrivés dans la propriété du fils de Grand-mère Sarah, une scène de fête et de danse (inimaginable dans ses précédents westerns comme acteur) qui n'est pas sans rappeler les scènes de bal qu'affectionnait l'auteur de Fort Apache (Le Massacre de Fort Apache, 1948). Ce retour du Wales d'après la guerre de Sécession, du tueur nomade qu'il était devenu, à son état initial de fermier possédant un foyer, peut être d'autant plus perçu comme l'expression du désir d'Eastwood de revenir au western classique que le film réinvestit une histoire et une géographie proprement américaines, délaissées par le western-spaghetti. La guerre de Sécession était certes présente en arrière-plan de Il buono, il brutto, il cattivo, mais il s'agissait avant tout pour Leone de représenter à travers elle l'absurdité et la cruauté de toute guerre ; Eastwood, au contraire, s'attache non pas au conflit lui-même (qui n'est illustré qu'à travers les images aux teintes bleutées servant d'arrière-plan au générique, comme un cauchemar monochrome) mais aux conséquences de cette guerre civile qui a divisé le pays pendant une demi-décennie : l'épisode ironique mettant en scène un batelier qui chante tour à tour, et avec autant de conviction, " Dixie " (l'hymne sécessionniste) et " Battle Hymn of the Republic " (l'hymne nordiste), pour s'attirer les bonnes grâces de ses clients successifs, comme les propos de Grand-mère Sarah, affichant sa fierté de venir du Kansas et sa méfiance initiale à l'égard de Josey Wales parce qu'il est originaire du Missouri, témoignent notamment de cette persistance de la désunion par-delà la fin officielle de la guerre. D'autre part, alors que l'essentiel de l'action de High Plains Drifter se déroulait dans le seul cadre de la ville de Lago, le caractère itinérant de l'histoire de The Outlaw Josey Wales permet à Eastwood de filmer, non sans lyrisme, les paysages américains dans leur variété, des forêts du Kansas aux grandes plaines, puis aux déserts du Texas - là où les westerns-spaghetti, tournés pour la plupart en Espagne, n'offraient que la monotonie de décors arides supposés être ceux du Mexique. Mais qu'Eastwood s'efforce de renouer avec le classicisme hollywoodien ne doit pas laisser croire qu'il pense le retour de celui-ci possible comme une simple reproduction à l'identique, tant s'en faut ; le parcours de Josey Wales, tout circulaire qu'il soit en apparence, le montre bien : il y a loin de la famille traditionnelle que possède le personnage au début du film au groupe de laissés-pour-compte auquel il s'intègre au terme de l'œuvre. Le retour ne peut jamais correspondre à la seule répétition : même revenu d'entre les morts, l'état originel porte toujours la trace de la disparition dont il lui fallut faire l'épreuve - de la même manière que Josey Wales, bien qu'ayant (peut-être) exorcisé la mort de sa famille, ne peut effacer la cicatrice qu'il porte au visage depuis le jour de celle-ci.

 

Pale Rider (1985)

     Réalisé neuf ans après The Outlaw Josey Wales, en une période de désagrégation avancée du genre, Pale Rider pourrait faire figure d'anachronisme, s'il ne faisait précisément de cette dimension anachronique du western son véritable sujet. Le film est un authentique remake, non avoué mais très clairement identifiable, de Shane (L'Homme des vallées perdues, 1953) de George Stevens : les petits fermiers du film de Stevens, menacés par un grand éleveur désireux de s'approprier leurs terres, sont ici remplacés par de modestes chercheurs d'or, dont les concessions sont convoitées par le puissant Coy LaHood, qui exploite lui-même le minerai de manière industrielle ; à Shane (Alan Ladd), le mystérieux étranger qui aide les fermiers dans leur lutte et affronte Jack Wilson (Jack Palance), le tueur engagé par le cattle baron, se substitue l'énigmatique Pasteur (C. Eastwood), protégeant les chercheurs d'or des hommes de LaHood et des mercenaires recrutés par celui-ci, le shérif Stockburn et ses six suppléants ; si Shane est accueilli par la famille d'un fermier nommé Starrett (Van Heflin), c'est un prospecteur s'appelant Barrett qui héberge le Pasteur ; alors que Shane suscite la fascination de Joey, le fils de Starrett, voire l'admiration amoureuse de la femme de ce dernier, ce sont Sarah, la " fiancée " de Barrett, et Megan, la future belle-fille de quinze ans du chercheur d'or, qui tombent toutes deux amoureuses du Pasteur. Pale Rider reproduit par ailleurs avec précision certains des passages-clés du film de 1953 : la scène où Barrett, venu faire des courses dans la ville qui appartient presque entièrement à LaHood, est battu par les hommes de celui-ci jusqu'à ce que le Pasteur prenne sa défense, reprend ainsi la séquence où Starrett et Shane, accompagnant les fermiers qui font eux aussi des achats en ville, affrontent les sbires du cattle baron ; si le Pasteur, une fois installé chez Barrett, l'aide à casser à coups de maillets un rocher, c'est pour abattre une souche d'arbre que Shane apporte sa collaboration à Starrett ; l'une des scènes les plus célèbres du film de Stevens montre Jack Wilson abattre de sang-froid un éleveur venu boire en ville, tandis que dans Pale Rider, c'est un chercheur d'or qui s'enivre après avoir trouvé une grosse pépite que les hommes de Stockburn font " danser " en lui tirant dans les jambes avant de le tuer ; là où Shane se bat avec Starrett pour l'empêcher de venir risquer sa vie lors du duel final en ville, le Pasteur se contente de faire fuir le cheval de Barrett au moment d'aller affronter Stockburn et ses hommes ; enfin, alors que Joey suit Shane jusqu'à la ville et lui crie son admiration tandis qu'il s'éloigne, Megan fait de même, mais arrive après la fin du duel, et hurle son amour pour le Pasteur qui s'enfonce dans la montagne.

     Le choix d'Eastwood de reprendre avec tant de fidélité, non seulement la trame générale et les personnages principaux, mais le détail de certaines des scènes les plus importantes de Shane est évidemment tout sauf anodin [3] : Sergio Leone n'a par exemple jamais caché que le personnage d'Alan Ladd dans ce film peut être considéré comme l'une des sources d'inspiration directe de l'Homme sans nom (le réalisateur italien décrit ainsi à Noël Simsolo le héros de Per un pugno di dollari comme un " mythe qui arrive dans une ville, un peu comme L'Homme des vallées perdues de George Stevens… " [4]) ; il semble donc logique qu'après avoir donné dans The Outlaw Josey Wales un passé à l'Homme sans nom, une vie antérieure qui prenne en compte son inscription dans l'histoire américaine, Eastwood s'efforce de faire réapparaître la figure qui, dans le cinéma américain, peut sembler être la matrice de son propre personnage de cow-boy - poursuivant là le mouvement de retour en arrière, de remontée vers l'origine du rôle et, à travers lui, vers le passé du western. " Faire réapparaître " plutôt que " redonner vie " car, comme toujours chez Eastwood, le retour d'une forme ou d'une figure révolue ne peut s'effectuer que sur un mode fantomatique. Ainsi, là où Shane était aimé de Joey Starrett pour ses qualités propres (d'habileté au tir, de force au combat…), qui faisaient de lui un possible modèle pour l'enfant (et par là, en ce qu'il entrait en rivalité avec le père, un sujet d'amour presque nécessaire pour la mère), le Pasteur suscite explicitement le désir des deux femmes non pour ce qu'il est, mais pour la possibilité qu'il leur offre de projeter leurs fantasmes, n'étant rien d'autre qu'un revenant dont le passé est (leur est en tant que personnages, nous est en tant que spectateurs) totalement inconnu, autrement dit une coquille vide - libre alors à Megan de voir en lui la concrétisation de sa prière, et à Sarah de lui rappeler son propre mari qui l'a délaissée, car si rien en lui n'appelle ses projections, rien non plus ne s'y oppose. De la même façon, l'invulnérabilité du Pasteur - qui fait à tout instant si peu de doute qu'il n'est pas faux de dire de Pale Rider qu'il est à sa manière un film dénué de tout suspense - est la conséquence directe de son caractère fantomatique : le don d'ubiquité dont il semble bénéficier lors du règlement de comptes final, abattant l'un après l'autre chacun des six suppléants en un endroit différent de la ville, alors même que la situation de Stockburn, resté au milieu de la rue principale, semble rendre tout déplacement impossible, la calme assurance du personnage lorsqu'il remonte cette rue en direction du shérif mercenaire tout en rechargeant son arme, ne craignant pas d'être tué puisqu'il est déjà mort, en sont autant de preuves. Si Shane pouvait, de par son costume en peau de daim blanc, de par la petite taille et la blondeur que lui conférait son interprète Alan Ladd, posséder une certaine dimension angélique, il semble bien que pour Eastwood le héros d'un western, genre devenu anachronique dans le cinéma contemporain, ne puisse plus être qu'un revenant.

 

Unforgiven (Impitoyable, 1992)

     Unforgiven n'est pas seulement le dernier des westerns d'Eastwood à ce jour, mais un film qui a été ouvertement conçu par son auteur comme pouvant être " le dernier des westerns " [5]; parler à son propos, comme on l'a souvent fait, de " western crépusculaire ", ne paraît donc pas faux. Encore faut-il s'entendre sur le crépuscule dont il est ici question : l'action d'Unforgiven se déroule en 1880, soit très exactement dix ans avant la déclaration officielle de la fermeture de la Frontière par le Bureau du recensement ; il ne s'agit donc pas en l'espèce de la mort historique de l'Ouest, celle qui voit par exemple des cow-boys confrontés aux manifestations d'un progrès technique au regard duquel leur mode de vie apparaît comme anachronique et voué à disparaître - à l'image bien sûr des protagonistes des films de Sam Peckinpah, le William Holden de The Wild Bunch (La Horde sauvage, 1969) et le Jason Robards de The Ballad of Cable Hogue (Un nommé Cable Hogue, 1970), cow-boys vieillissants qui assistent médusés à l'apparition de l'automobile. C'est une mort de l'Ouest aux effets moins ostensibles, plus pernicieux, que met en scène Unforgiven : une transformation de l'Ouest en mythe, qui prend les allures d'une véritable momification.
     Ainsi, le film d'Eastwood manifeste en premier lieu la volonté, propre à de nombreux westerns contemporains, de démythifier l'Ouest, d'en présenter une version plus conforme à la vérité historique que celle qu'offraient la plupart des westerns classiques : si les grandes plaines à travers lesquelles chevauchent William Munny (C. Eastwood) et Ned Logan (Morgan Freeman) peuvent encore être dépeintes avec le lyrisme qui caractérisait la représentation des paysages dans The Outlaw Josey Wales, il n'en va pas de même pour la ville de Big Whiskey, localité pluvieuse et boueuse (la pluie accompagne trois moments essentiels du film : la nuit où la jeune prostituée est défigurée, l'arrivée de Munny, Logan et du Schofield Kid en ville et le massacre final commis par Munny) qui marque le désir du cinéaste de peindre une certaine réalité fangeuse ; quant aux femmes, leur sort, dans l'Ouest décrit par les précédents westerns d'Eastwood, n'était déjà guère enviable - lorsque la femme violée par l'Étranger dans High Plains Drifter réclamait justice aux notables de Lago, elle s'entendait répondre qu'il n'était pas question de tout sacrifier " pour une histoire de sexe ", tandis que Laura Lee (Sondra Locke) dans The Outlaw Josey Wales et Megan dans Pale Rider n'échappaient l'une et l'autre que de peu à un viol collectif ; mais cela n'est encore rien au regard d'Unforgiven, où les prostituées traitées comme de simples animaux (marquées comme du bétail par des cow-boys, qui échappent à tout châtiment en échange de quelques chevaux donnés au propriétaire du bordel) semblent représenter la seule condition féminine possible dans l'Ouest (la compagne indienne et muette de Ned, seulement entrevue dans une scène, étant l'unique autre femme visible dans le film). L'ambition démystificatrice de l'œuvre est encore plus explicite à travers la représentation de la violence : les personnages ne s'effondrent pas nécessairement à la première balle comme les acteurs des anciens gunfights, leur agonie peut être longue, insupportable même pour leurs assassins (l'homme qu'il a mortellement touché réclamant de l'eau à ses amis terrifiés, Munny leur intime l'ordre de lui donner à boire), ou leur mort survenir dans des conditions dont la trivialité (le deuxième cow-boy est abattu au moment où il défèque) leur ôte nécessairement toute dignité ; là où les protagonistes de High Plains Drifter et de The Outlaw Josey Wales vengeaient leur famille (et peut-être eux-mêmes), Munny, Logan et le Schofield Kid ne tuent les deux cow-boys qu'en raison de la prime, par appât du gain, ce sont d'authentiques professionnels du meurtre, présentés dans ce que leur " métier " a de plus atroce. À travers William Munny, c'est d'ailleurs à son propre mythe de personnage de westerns que s'attaque Eastwood : si Josey Wales était vu labourant la terre, incarnant jusque dans la simplicité une certaine forme de noblesse agraire, la première apparition de Munny le montre poussant des porcs dans un enclos et roulant dans la boue ; la scène durant laquelle il s'entraîne au tir, en ratant à plusieurs reprises une boîte posée sur une souche à quelques mètres, renvoie manifestement au début de The Outlaw Josey Wales, où le fermier s'exerçait de la même manière avec infiniment plus de réussite ; la difficulté qu'il a à monter à cheval, tombant à plusieurs reprises lorsqu'il quitte ses enfants, prend le contre-pied de la virtuosité équestre que manifestait dans Bronco Billy (1980) le personnage éponyme lors des représentations de son wild west show ; toutes les preuves de supériorité, et même d'invulnérabilité, que donnaient ses précédents personnages, dans les westerns de Leone aussi bien que dans les siens, sont de la sorte renversées dans Unforgiven : le cow-boy eastwoodien redevient simple mortel, comme l'atteste l'aveu (inconcevable dans la bouche de l'une de ses précédentes incarnations) qu'il livre à Ned, alors que la fièvre et les blessures que lui a infligées Litttle Bill Daggett (Gene Hackman) rendent son sort incertain : " J'ai peur de mourir. "

     Le travail qu'accomplit Unforgiven vis-à-vis du mythe de l'Ouest ne se limite cependant pas à remplacer les stéréotypes (tenus pour) mystifiants, présents tant dans les westerns classiques que dans les propres films antérieurs d'Eastwood, par des éléments (supposés) réels, ou qui se présentent à tout le moins comme plus réalistes ; car nombre d'œuvres aux ambitions démystificatrices, prétendant peindre une réalité par définition toujours fuyante, sont clairement apparues a posteriori comme n'ayant opéré qu'une simple inversion des clichés existants, n'attaquant les conventions que pour leur en substituer d'autres - ainsi l'insistance des films de Sergio Leone sur la saleté des cow-boys et le caractère poussiéreux (au sens propre) des décors de l'Ouest, qui procédait initialement d'un souci de réalisme, n'a-t-elle pas tardé à devenir l'une des constantes esthétiques du western-spaghetti, l'un des traits caractéristiques d'un univers tout aussi imaginaire que celui représenté par le cinéma hollywoodien. Unforgiven ne se contente donc pas d'essayer de démythifier l'Ouest, il met également en scène ce processus même de construction du mythe, en confrontant deux générations, celle de Munny, Logan, Daggett et English Bob (Richard Harris), qui a vécu les premières heures, supposées héroïques, de la conquête de l'Ouest, et celle du romancier W.W. Beauchamp et du jeune cow-boy le Schofield Kid. Le fait que ces deux derniers soient myopes n'est pas anodin : de même que le Kid se fait décrire par ses deux complices la mort du premier cow-boy, trop lointain pour qu'il puisse l'apercevoir, Beauchamp se fait narrer les hauts faits de l'Ouest tour à tour par English Bob et par Little Bill Daggett ; leur perception de la réalité est donc toujours tributaire de la fidélité des récits qu'on leur fait - or, si Daggett a soin de rectifier la vérité historique en expliquant à Beauchamp le véritable déroulement d'un soi-disant exploit d'English Bob, il ne se conduit de la sorte que pour faire de l'écrivain son propre biographe, Eastwood montrant bien par là qu'on ne brise une légende que dans le but d'en édifier une autre. La question du mythe est d'autant plus importante dans Unforgiven qu'il s'agit de celui de la violence et non, comme dans The Man Who Shot Liberty Valance (L'Homme qui tua Liberty Valance, 1962), de la victoire de la civilisation sur cette violence : dans le film de John Ford, la vérité historique - à savoir, que le hors-la-loi Valance (Lee Marvin) a été abattu par le cow-boy Tom Doniphon (John Wayne) et non par l'avocat Ransom Stoddard (James Stewart) - n'est falsifiée que parce qu'elle légitime la civilisation (les cours d'alphabétisation et d'éducation civique que donne Stoddard) et la démocratisation (l'organisation d'élections pour la désignation des représentants à la Convention) de l'Ouest ; la transformation de celui-ci ne va certes pas sans mélancolie, puisqu'elle condamne à courte échéance Doniphon à devenir un être anachronique, puis à finir oublié, privé de la gloire de son exploit au détriment de " l'imposteur " qu'est Stoddard, mais elle est voulue par le cow-boy, au nom justement du progrès. Au contraire, dans Unforgiven, le travestissement des faits - en apparence moins grave que dans le film de Ford, puisque la manipulation n'est pas relative à l'auteur, mais à la seule présentation des actions, un tour héroïque étant donné à ce qui ne sont que de simples meurtres de sang-froid - est une véritable incitation à la violence, et a pour conséquence de transformer un tout jeune homme, le Schofield Kid, en un assassin professionnel.
     Le pessimisme du film d'Eastwood, qui en fait à sa manière le dernier des westerns possibles, est de montrer que la confrontation au réel elle-même n'empêche pas la mystification, la " mythification " serait-on tenté d'écrire : si le Kid, épouvanté par la réalité que recouvre un meurtre, décide de ne plus jamais tuer, la rencontre finale entre Munny, le tueur devenu légende, et Beauchamp, l'auteur de dime novels (ces récits populaires qui, dès le milieu du XIXe siècle, ont transformé l'Ouest en mythe, et dont le western cinématographique n'a fait pour l'essentiel que prendre la succession), ne signifie pas pour autant la fin de la légende, bien au contraire : après la scène du massacre dans le saloon, qui pourrait apparaître comme l'aboutissement du projet du film de rendre au réel ce que le cinéma (ou la littérature de masse avant lui) en avait masqué, le dernier plan de l'œuvre, presque identique au premier, montre Munny, au loin dans le contre-jour d'un soleil couchant, devant la tombe de sa femme ; sur la première image défilait un texte évoquant celle-ci, son mariage avec l'ancien tueur, puis son décès ; le texte qui défile sur le dernier plan explique quant à lui que Munny a par la suite déménagé avec ses enfants pour San Francisco, où il prospérerait dans le commerce ; cette possible fin offerte au personnage rompt à ce point avec la scène précédente, et avec l'évolution générale de Munny que le film dessinait, que l'on ne peut voir dans ce texte que la prose d'un quelconque Beauchamp ; la disparition du personnage, qui s'efface alors littéralement de l'image par l'effet d'un discret fondu enchaîné, doit alors être comprise comme l'évanouissement du réel au profit du seul mythe, la mort physique du protagoniste scellant la victoire sans partage de ce dernier. Si mort du western il y a dans Unforgiven, celle-ci n'est pas la conséquence de l'ambition du cinéaste, après tant d'autres, de démythifier le genre, mais au contraire celle de la conscience qu'il a de ne pouvoir, malgré ses efforts, retrouver la réalité d'un Ouest depuis longtemps enseveli sous sa propre légende. Parachevant le parcours d'Eastwood comme auteur de westerns, Unforgiven montre enfin que sa manière de revenir régulièrement, hors de tout effet de mode, à ce genre défunt, n'était pas la manifestation d'un désir de renouveler le western, mais tout au contraire celui de constater son irréversible disparition : les revenants, dans le cinéma d'Eastwood, n'inversent ainsi qu'en apparence le cours du temps, car la possibilité qu'ils ont de revenir hanter les vivants ne leur permet pas pour autant d'échapper à leur nature précisément fantomatique ; aux yeux du réalisateur, un genre mort est condamné à le rester.

Jean-Etienne PIERI

 

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1 Sergio Leone, ayant découvert Eastwood dans la série télévisée Rawhide (1959-1966), où il jouait le rôle du jeune cow-boy Rowdy Yates, l'avait trouvé " trop propret " et " trop bien rasé " par rapport au rôle qu'il voulait lui donner (Noël Simsolo, Conversations avec Sergio Leone, Stock, 1987 ; Cahiers du cinéma, 1999, p. 84).

2 " L'homme de nulle part ", par Nicolas Saada et Serge Toubiana, Cahiers du cinéma, n° 549, septembre 2000, p. 30.

3 On peut d'autant moins suivre Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier lorsqu'ils voient dans cette reprise de Shane l'illustration d'un " défaut fréquent du cinéma américain actuel souvent écrit par des scénaristes sortant d'une école de cinéma où ils ont étudié des anciens films " (50 ans de cinéma américain, Nathan, 1995, p. 448), que le scénario de Pale Rider est l'un des rares à avoir été suscité par Eastwood lui-même, au cours de conversations avec les deux auteurs du script, Michael Butler et Dennis Shryak.

4 Noël Simsolo, op. cit., p. 92.

5 " Le sujet idéal pour le dernier des westerns ", par Michael Henry, Positif, n° 380, octobre 1992, p. 8.