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DU CHAOS COMME SUJET ET MANIÈRE

The Blade de Tsui Hark dans l'histoire du wu xia pian

 

     Si l'on peut raisonnablement qualifier Tsui Hark, ainsi que le fait Olivier Assayas, de " personnage-clé de tout ce qui s'est produit dans le cinéma de Hong Kong depuis quinze ans " [1], ce n'est pas seulement parce qu'il est à l'origine, comme réalisateur - Zu : Warriors from the Magic Mountain (Zu, les guerriers de la montagne magique, 1983), la série Once Upon a Time in China (Il était une fois en Chine, six épisodes depuis 1991) - ou comme producteur par le biais de la Film Workshop - A Better Tomorrow (Le Syndicat du crime, 1986) et The Killer (1989) de John Woo, la trilogie A Chinese Ghost Story (Histoires de fantômes chinois, 1987-1991) de Ching Siu-tung -, de plusieurs films majeurs à travers lesquels il est possible de lire tout un pan de l'histoire du cinéma de l'ancienne colonie britannique ; c'est surtout parce que son œuvre est animée par le projet, aussi ambitieux que problématique à l'heure où beaucoup à Hong Kong (à l'instar de John Woo, son " frère ennemi ") regardent en direction de l'Occident et d'Hollywood, de redonner vie aux grandes figures et aux genres traditionnels de la culture chinoise, de prendre en charge l'héritage du cinéma hongkongais classique.

     Ainsi, quatre ans après avoir ressuscité le personnage de Wong Fei-hung [2] avec le premier volet d'Once Upon a Time in China, Tsui Hark signe avec The Blade (1995) le remake d'un des films les plus célèbres de Chang Cheh, The One Armed Swordsman (1967), dont Chang Cheh lui-même avait déjà tourné en 1971 une nouvelle version, fort logiquement intitulée The New One Armed Swordsman (La Rage du Tigre) - le succès du premier opus avait également amené le réalisateur à en signer en 1969 une suite, Return of the One Armed Swordsman, film à la tonalité plus feuilletonesque, assez éloignée de celle (volontiers tragique) des deux autres volets de la série, et qui à ce titre ne fait pas réellement partie des ascendants esthétiques de The Blade. Le film de Tsui Hark et ceux de Chang Cheh appartiennent au genre du wu xia pian [3], communément appelé en français film de sabre ou de chevalerie chinoise (les anglo-saxons parlent quant à eux de swordplay film). Il est d'usage de dire du wu xia pian qu'il est l'équivalent chinois du film de cape et d'épée occidental. L'analogie n'est pas fausse - on peut effectivement brièvement définir le wu xia pian comme un film historique dont les protagonistes, épéistes et sabreurs d'ordinaire virtuoses, obéissent peu ou prou à un code de l'honneur chevaleresque - mais quelque peu restrictive ; si l'on veut absolument comparer le wu xia pian à un genre occidental, c'est bien plutôt au western - auquel il s'apparente par son importance dans l'imaginaire national, sa pérennité et certaines similitudes dans les composantes essentielles [4] - qu'il devrait l'être. Le wu xia pian est en fait l'un des genres essentiels de la production hongkongaise, l'une des deux formes du cinéma d'arts martiaux (l'autre étant bien sûr le kung-fu, plus connu en Occident grâce aux films interprétés par Bruce Lee ou Jackie Chan). C'est un genre ancien, puisque les premiers wu xia pian, s'appuyant sur une tradition littéraire millénaire de récits de chevalerie, sont tournés dans les studios de Shanghai au cours des années vingt - les historiens considèrent généralement The Nameless Hero, qui date de 1926, comme le premier wu xia pian authentique. Le genre devient après-guerre une spécificité de la production hongkongaise, les autorités communistes de la Chine continentale le tenant pour une forme culturelle rétrograde. Le wu xia pian connaît son véritable âge d'or, aussi bien commercial qu'artistique, durant les années soixante, essentiellement grâce aux films produits par la compagnie Shaw Brothers et réalisés par les deux plus grands auteurs, les deux figures emblématiques du genre, Chang Cheh et King Hu (qui ne tarde pas à prendre son indépendance et à partir tourner ses films à Taiwan). Au début des années soixante-dix, le genre est détrôné au box-office par les films de kung-fu - The Big Boss, le film de Lo Wei qui fait de Bruce Lee une immense star, sort en 1971.
     Le wu xia pian connaît par la suite des résurgences plus ou moins durables, principalement dues à partir de la fin des années soixante-dix aux efforts déployés par Tsui Hark en personne. Après avoir fait ses classes à la télévision en tournant des séries comme The Gold Dagger Romance (1978), inspirée d'un roman de Gu Long, l'un des plus célèbres auteurs contemporains de wu xia, le jeune réalisateur signe avec son premier long métrage, The Butterfly Murders (1979), un hybride de wu xia pian et de récit policier du type whodunit, avec des éléments fantastiques empruntés à The Birds (1963), des papillons meurtriers remplaçant les oiseaux d'Hitchcock. En 1983, en recourant à des effets spéciaux supervisés par des techniciens hollywoodiens, Tsui Hark redonne au wu xia pian sa dimension fantastique originelle avec Zu : Warriors from the Magic Mountain (Zu, les guerriers de la montagne magique) - dans la mesure où il peut faire intervenir des êtres et des pouvoirs surnaturels, le wu xia pian est bien initialement fantastique, mais il cesse de l'être à partir des années soixante, les films plus réalistes produits par la Shaw Brothers servant désormais de mètre étalon au genre. La Film Workshop produit en 1990 Swordsman qui doit marquer le retour de King Hu à la mise en scène après plusieurs années de silence ; malgré la mésentente entre Tsui Hark et le vieux maître, qui abandonne le tournage au bout d'un mois de prise de vues, le film est un succès qui donne lieu à deux suites (Swordsman II de Ching Siu-tung en 1992 et The East is Red / Swordsman III de Raymond Lee en 1993) et marque le début d'une brève mais fort riche période durant laquelle le wu xia pian revient au premier plan de la production cinématographique de la colonie. Durant cette éphémère renaissance du genre, Tsui Hark produit [5] Dragon Inn (L'Auberge du Dragon, 1992) de Raymond Lee, un remake de Dragon Gate Inn (1967) de King Hu ; enfin, l'échec commercial en 1995 de The Blade marque la fin de ce retour à la mode du wu xia pian dont le cinéaste a été, plus encore que l'un des principaux acteurs, le véritable initiateur.
     Au sein de cet ensemble, The Blade apparaît comme une œuvre singulière. Les précédents wu xia pian du réalisateur cherchaient à créer des hybrides - entre les histoires de chevalerie chinoise et les récits, les références et les techniques d'Hollywood (The Butterfly Murders ; Zu…), entre le style pictural, " calligraphique " de King Hu et celui, plus " heurté ", plus violent des productions de la Film Workshop (Swordsman ; Dragon Inn). The Blade est le film dans lequel Tsui Hark s'affronte, plus directement qu'il ne l'avait fait jusque-là (de manière significative, il n'avait pas souhaité apparaître aux génériques de Swordsman et de Dragon Inn à un autre poste que celui de producteur, bien qu'il ait pris une part active dans la réalisation des deux films), aux récits et aux personnages de ce qui représente par excellence pour sa génération la forme classique du wu xia pian, à savoir les films produits par la Shaw Brothers durant les années soixante - même si ces œuvres incarnaient bien sûr également une évolution très sensible par rapport aux films des années quarante et cinquante.

     Tsui Hark est d'ailleurs parfaitement conscient de cette évolution, comme son film l'atteste. Il n'ignore pas qu'au début des années soixante, les producteurs hongkongais, désireux de renouveler les formules du wu xia pian, étudièrent de près les films japonais de chambara [6], et leur " empruntèrent " nombre d'éléments formels et scénaristiques. The One Armed Swordsman est à ce titre assez exemplaire, puisqu'il ne fait aucun doute que son personnage de sabreur manchot est directement inspiré de Zatoichi, le masseur et épéiste aveugle, héros d'une série de vingt-six films initiée en 1962 par le réalisateur Kenji Misumi - la firme qui distribuait à l'époque les Zatoichi dans la colonie britannique n'était d'ailleurs autre que la Shaw Brothers elle-même. The Blade se fait l'écho de ce lien originel entre le chambara et le nouveau wu xia pian des années soixante par le biais des quelques références au cinéma de genre japonais que Tsui Hark glisse dans son film, comme autant d'indices à l'intention du spectateur cinéphile : ainsi, la scène d'affrontement où un personnage, le sabre à la main, repousse ses adversaires alors qu'il porte, harnaché sur son dos, son fils qui n'est encore qu'un nourrisson, renvoie manifestement à une autre série de chambara dont Kenji Misumi signa plusieurs épisodes, la série Baby Cart (1972-1975), dont le protagoniste, Itto Ogami, bourreau déchu devenu tueur à gages, arpente le Japon en compagnie de son très jeune fils, sous l'œil inexpressif duquel il exécute ses multiples ennemis. Au cours du combat final de The Blade, Tsui Hark se réfère plus explicitement encore à un film de Seijun Suzuki, La Vie d'un tatoué (1965), qui n'est certes pas un authentique chambara - il s'agit en fait d'un yakuza-eiga, un film de gangsters, qui présente toutefois la particularité de se dérouler durant les années vingt - mais se conclut par une séquence de duel d'anthologie où le revolver cède le pas au sabre traditionnel : le plan du film de Tsui Hark au cours duquel le vêtement du héros se fend pour révéler la blessure longitudinale que son adversaire lui a infligée au dos, est une citation quasi littérale de l'un des derniers plans de la scène de l'affrontement final dans l'œuvre de Suzuki.
     En se référant au cinéma de genre japonais, Tsui Hark renoue ainsi le lien qui existait entre le film de sabre nippon et son équivalent chinois dans les années soixante, et souligne par là qu'à travers le personnage du sabreur manchot créé par Chang Cheh, c'est à l'esthétique elle-même du genre, telle qu'elle a été renouvelée et fixée durant cet âge d'or, qu'il entend s'attaquer. Le choix des films auxquels se réfère le cinéaste est du reste loin d'être innocent - il ne s'agit pas de n'importe quel chambara, ou du premier yakuza-eiga venu : les films de la série Baby Cart sont des œuvres tardives de Kenji Misumi, qui constituent " sans doute le point ultime de ce genre que fut, au Japon, le film de sabre (chambara), parvenu à un degré d'exacerbation extrême de ses traits caractéristiques " [7] ; les films de la dernière période (1964-1967) de Suzuki à la Nikkatsu, comme La Vie d'un tatoué, pourraient également fort bien se voir caractériser par une telle " exacerbation extrême des traits caractéristiques " du genre, parti pris formel qui aboutit comme on le sait au renvoi du réalisateur par la major. En citant de tels films qui mettent en crise l'esthétique du cinéma japonais classique (et cela, depuis l'intérieur de l'industrie et, contrairement aux cinéastes contemporains de la Nouvelle Vague nippone, au sein d'œuvres qui s'inscrivent dans des genres traditionnels), Tsui Hark se montre en fait, pour qui sait lire entre les lignes et percevoir la finalité de telles références, très explicite quant aux intentions qui l'animent lorsqu'il entreprend avec The Blade de relire l'esthétique du wu xia pian classique.

     Au premier abord, le scénario du film de Tsui Hark paraît pourtant relativement fidèle à celui du long métrage initial de Chang Cheh. L'intrigue de The Blade peut effectivement être brièvement résumée de la façon suivante : deux jeunes hommes, Ding On et Tête d'Acier, travaillent dans une fabrique d'épées ; tous deux sont aimés de Siu Ling, la fille du maître de la fabrique ; Ding On est en fait un orphelin qui a été recueilli, très jeune, par le maître ; il apprend un soir que son père a été tué par Fei Lung, le chef d'une bande de brigands, lors d'un combat au cours duquel la lame de son sabre a été brisée en deux ; Ding On s'empare du sabre que le maître conservait comme une relique et quitte la fabrique, décidé à venger la mort de son père ; partie à sa recherche, Siu Ling tombe entre les mains d'un groupe de bandits ; Ding On la sauve mais perd un bras dans la lutte, avant de glisser au fond d'un ravin ; tandis que Siu Ling et Tête d'Acier essaient de le retrouver, il est recueilli et soigné par un jeune paysan orphelin ; grâce à un manuel d'escrime trouvé dans la maison de celui-ci, Ding On met au point une nouvelle technique de combat à une seule main en se servant du sabre de son père, ce qui lui permet finalement de vaincre Fei Lung en duel. Le film de Tsui Hark présente en fait trois changements d'importance vis-à-vis du scénario de The One Armed Swordsman : dans ce dernier, le héros, Fang Kang, n'est pas élevé dans une fabrique de sabres, mais dans une école d'arts martiaux ; il n'est pas mutilé par des bandits, mais par la fille du maître de l'école, Pei, amoureuse de lui mais ne pouvant supporter qu'il la repousse au nom de son désir de vengeance ; enfin, il n'est pas recueilli par un orphelin, mais par une jeune femme orpheline, dont il finira par s'éprendre.
     Avant de voir ce qu'induisent de telles modifications, rappelons que The New One Armed Swordsman (La Rage du Tigre) présente quant à lui un scénario assez différent de celui du film tourné quatre ans auparavant par Chang Cheh : Lei Li, un jeune épéiste d'exception, est battu en duel par maître Lung, qui se sert d'un fléau à trois branches pour désarmer ses adversaires ; acceptant de renoncer à l'avenir à se battre, Lei Li se tranche le bras droit ; il devient serveur dans une auberge où il subit les humiliations que lui infligent les clients ; seul l'amour que lui porte Pa Chiao, la fille du forgeron, est pour lui source de réconfort, jusqu'à sa rencontre avec Feng, un jeune sabreur qui connaît son passé glorieux et qui devient son ami ; soupçonnant maître Lung d'être le responsable d'une série de vols et de pillages, Feng l'affronte et perd la vie ; Lei Li reprend alors les armes et, malgré son handicap, parvient à vaincre maître Lung. De cette histoire, Tsui Hark ne retient dans The Blade que deux éléments. L'un est relativement secondaire, puisqu'il s'agit de l'emploi de serveur dans une auberge que Ding On est contraint, comme Lei Li, d'occuper pour subvenir à ses besoins après la perte de son bras ; l'acceptation d'un tel travail, source de multiples vexations de la part des clients, sert bien sûr de révélateur à la déchéance sociale dont les deux personnages sont victimes en raison de leur mutilation, et de leur supposée impuissance corrélative à se battre - la déchéance est cependant plus importante pour Lei Li, que sa renommée de combattant apparentait à un authentique héros, que pour le simple forgeron qu'était Ding On, comme si la condition sociale initiale du sabreur manchot avait déjà subi une première dégradation entre The New One Armed Swordsman et The Blade.
     L'autre élément du film de Chang Cheh à nourrir celui de Tsui Hark, la relation entre Lei Li et Feng dans la première œuvre qui inspire manifestement celle entre Ding On et Tête d'Acier dans la seconde, est beaucoup plus important : les amitiés masculines ont effectivement toujours été traitées par Chang Cheh avec un lyrisme qui les fait apparaître, beaucoup plus que les rapports hétérosexuels par ailleurs dépeints avec fadeur, comme les véritables relations amoureuses de son cinéma (et si l'homosexualité demeure latente au plan de l'argument scénaristique, elle s'exprime à l'écran à travers des symboles souvent très explicites [8]) ; bien au contraire, tout au long de son œuvre, Tsui Hark s'est efforcé de donner des rôles d'importance à ses personnages féminins, y compris dans des films qui relèvent de genres généralement considérés comme étant d'essence plutôt masculine : ainsi, lorsqu'il réalisa en 1989 le troisième volet de la série policière A Better Tomorrow (Le Syndicat du crime), qui se présente comme une sorte de prologue aux deux précédents films réalisés par John Woo, autre chantre des amitiés viriles chez lequel les femmes ont d'ordinaire des rôles relativement accessoires [9], Tsui Hark fit-il de l'actrice Anita Mui " l'initiatrice " du personnage de Mark (Chow Yun-fat), archétype du fier héros " wooïen " - elle lui apprend à tirer, lui offre les lunettes noires et l'imperméable qui deviendront ses fétiches. De la même façon que Tsui Hark ne signait cette suite au diptyque de John Woo que pour mieux affirmer la singularité de son propre univers, il ne reprend dans The Blade le thème de l'amitié entre les deux épéistes que pour marquer ce qui distingue son film de celui de Chang Cheh : l'amitié de Ding On et de Tête d'Acier est effectivement loin de la communion spirituelle qui unit Lei Li et Feng en un authentique rapport fraternel ; la relation des deux héros de The Blade est plus conflictuelle, car il sont non seulement aimés par la même femme, Siu Ling, et tous deux séduits par une belle prostituée qu'ils ont vu en ville, mais ils briguent également l'un et l'autre les faveurs et la confiance du maître de la fabrique, la situation privilégiée de Ding On en tant qu'enfant autrefois recueilli par le maître suscitant naturellement la jalousie de Tête d'Acier. Surtout, loin de réduire ses personnages féminins à des rôles purement anecdotiques, Tsui Hark ouvre et clôt son film sur le point de vue de Siu Ling, et lui offre une situation quelque peu surplombante vis-à-vis des autres personnages et du récit en la faisant s'exprimer en voix off. Par parenthèse, on peut noter qu'à travers ce commentaire en voix off (procédé peu utilisé de nos jours par les cinéastes hongkongais), il est possible, à l'instar de David Bordwell dans son essai Planet Hong Kong : Popular Cinema and the Art of Entertainment [10], de distinguer l'influence sur Tsui Hark de son cadet Wong Kar-wai, qui venait d'offrir en 1994 sa propre relecture du wu xia pian avec Ashes of Time (Les Cendres du Temps) ; certes, Tsui Hark avait déjà eu recours à un tel commentaire en voix off dans son premier long métrage, The Butterfly Murders, mais, outre qu'il ne s'était guère servi de ce procédé depuis, la voix off de The Blade, par sa dimension moins narrative que méditative, avec son interrogation lancinante sur la nature d'un mystérieux " champ de l'emprise ", est effectivement très proche de celles qu'emploie l'auteur de Chungking Express - la comparaison entre The Blade et Ashes of Time ne mène par ailleurs guère plus loin, Wong Kar-wai s'efforçant avant tout d'inscrire ses personnages, tous empruntés à des récits de chevalerie très célèbres à Hong Kong, dans la continuité de ses œuvres antérieures et de ses propres obsessions thématiques, tandis que Tsui Hark fait du rapport de The Blade au wu xia pian classique le sujet même de son film.
     En modifiant sensiblement la nature des relations entre ses héros et en adoptant un point de vue féminin sur son histoire, le réalisateur n'a cependant pas pour principal dessein de couper court à l'imagerie homoérotique que développaient les films de Chang Cheh, imagerie qu'il reconduit d'ailleurs ponctuellement (le paradoxe n'est qu'apparent, puisqu'en prenant le point de vue de Siu Ling qui observe les jeunes hommes dans les forges de la fabrique et sous la douche, Tsui Hark donne bien sûr à voir le corps masculin comme objet de désir). Le cinéaste cherche avant tout à donner aux femmes une autre place que celles que leur concédait l'auteur de The One Armed Swordsman, celle de la compagne effacée, comme Pa Chiao ou la jeune femme orpheline qui recueille Fang Kang, qui est au mieux un prétexte pour se battre, ou celle de la femme diabolique, comme Pei, qui castre métaphoriquement l'homme faute de le voir satisfaire son désir. Les deux principaux personnages féminins de The Blade, Siu Ling et la prostituée qui fascine Ding On et Tête d'Acier, ne sont ni diaboliques, ni effacées ; elles ne sont pas non plus assimilables aux personnages de " dames d'épées " que l'on retrouve dans nombre de wu xia pian tout au long de l'histoire du genre, par exemple incarnées par Cheng Pei-pei ou Hsu Feng, les actrices fétiches de King Hu. En fait, elles sont avant tout les victimes désignées de la violence et de la cruauté d'un univers qui semble avoir subi une sorte de dégénérescence depuis la représentation qu'en donnaient The One Armed Swordsman et The New One Armed Swordsman. Dans les films de Chang Cheh, le respect par les protagonistes d'un code de l'honneur chevaleresque les différenciait fondamentalement de leurs ennemis - l'usage que fait maître Lung d'un fléau à trois branches apparaît ainsi dans The New One Armed Swordsman comme une ruse indigne, un coup bas destiné à l'emporter à tout prix sur l'adversaire. Cette ligne de démarcation éthique entre les personnages est beaucoup plus floue dans The Blade, où les mêmes actes moralement répréhensibles peuvent être tour à tour commis par des bandits et par les héros du film : au cours d'une scène dans une auberge, Tête d'Acier voit un brigand faire violemment l'amour en public à la prostituée qui l'a un jour séduit ; il est difficile de dire si la jeune femme est consentante ou simplement consciente de l'inanité des efforts qu'elle pourrait faire pour se défendre, quant au forgeron, il reste immobile, à la fois impuissant et manifestement figé par le désir. Un peu plus tard, ayant enlevé la jeune prostituée, Tête d'Acier la prend à son tour contre le sol de sa chambre, alors qu'elle a les mains liées. Ce quasi-viol que commet le personnage peut être perçu comme la négation même du code de l'honneur auquel se conformaient scrupuleusement les héros des wu xia pian classiques, dans lesquels le protagoniste se devait non seulement de respecter la femme aimée, mais encore de se sacrifier pour elle.

     Pour autant, l'on aurait tort de voir dans The Blade l'un de ces wu xia pian modernes qui peignent la décadence ou l'agonie de l'univers et des valeurs chevaleresques. Car, de même qu'il y eut, essentiellement (mais pas uniquement) à partir des années soixante, des westerns " crépusculaires " - comme ceux de Sam Peckinpah, Ride the High Country (Coups de feu dans la Sierra, 1962) ou The Wild Bunch (La Horde sauvage, 1969) - s'attachant à décrire la mort de l'Ouest et le vieillissement de ses figures emblématiques, sont apparus depuis une vingtaine d'années plusieurs wu xia pian que l'on pourrait également qualifier de " crépusculaires ", comme par exemple Last Hurrah for Chivalry (La Dernière Chevalerie, 1979) de John Woo et What Price Survival (Frères d'armes, 1994) de Daniel Lee. Le film de John Woo, dont le titre est emblématique de ce courant crépusculaire du genre, montre un univers gagné par la corruption, la trahison et la manipulation, dans lequel l'attachement des protagonistes à un certain nombre de valeurs désuètes (respect de la parole donnée, fidélité aveugle envers l'ami considéré comme un frère…) les fait apparaître comme des personnages anachroniques, ultimes représentants d'un héroïsme voué à disparaître - thématique mélancolique que l'on retrouve dans nombre de films ultérieurs de John Woo, notamment ceux produits par la Film Workshop comme A Better Tomorrow et The Killer. Le long métrage de Daniel Lee présente quant à lui la particularité d'être un remake - très libre, il est vrai - de The One Armed Swordsman [11] : en situant l'action de son film dans les années vingt, le réalisateur confronte les éléments caractéristiques du wu xia pian (le duel au sabre, la rivalité entre deux écoles d'arts martiaux…) aux signes d'une certaine modernité technique (trains à vapeur, tourne-disques), et met lui aussi en valeur l'anachronisme des personnages et de leur mode de vie ; les protagonistes apparaissent d'ailleurs d'autant plus comme des figures d'une autre époque qu'ils sont incarnés par des acteurs emblématiques du wu xia pian des années soixante-dix, comme David Chiang, l'interprète de Lei Li dans The New One Armed Swordsman, Tsui Siu-kong et Damian Lau, stars vieillissantes qui suscitent la nostalgie du spectateur cinéphile.
     Rapprocher ces deux œuvres de The Blade est particulièrement instructif et permet de mieux cerner la singularité du film de Tsui Hark : dans celui-ci, le code de l'honneur n'est pas moribond ou désuet, il semble tout au contraire n'être pas encore en vigueur ; ce n'est pas le crépuscule d'un univers qui est ici dépeint mais son aurore, non le stade terminal d'un monde mais son état primitif. C'est un âge du fer de la chevalerie que met en fait en scène The Blade, au sens propre puisque ses héros sont initialement de simples forgerons et non de purs épéistes (d'où le fait que l'école d'arts martiaux du film originel de Chang Cheh ait été remplacée par une fabrique de sabres) : avant de devenir des chevaliers, les personnages doivent forger les épées nécessaires au combat, épées qui dans les wu xia pian où elles sont l'objet de féroces convoitises - de The Sword (1980) de Patrick Tam au récent Crouching Tiger, Hidden Dragon (Tigre et Dragon, 2000) d'Ang Lee - semblent au contraire exister de toute éternité. Ce caractère primitif de l'univers de The Blade est également perceptible à travers le traitement accordé aux autorités religieuses : si celles-ci sont bafouées (la première victime des brigands est un moine qui est lynché puis décapité), elles en sont surtout encore au stade des balbutiements, comme le prouve le crucifix que Ding On achète au marché de la ville, qui est présenté comme une simple amulette, autrement dit comme un quelconque fétiche païen. La violence dans ce monde est elle-même primitive, empreinte de barbarie. Même si Chang Cheh ne détestait pas avoir recours à des effets sanguinolents proches de ceux du cinéma gore américain, la violence dans ses films conservait toujours au plan diégétique un certain sens, une forme de raison d'être : ainsi, la mutilation de Fang Kang était la conséquence d'un drame de la jalousie, tandis que celle de Lei Li procédait d'un strict respect du code de l'honneur chevaleresque. Plutôt que de renchérir mécaniquement sur l'épanchement d'hémoglobine, Tsui Hark choisit lui de montrer une violence aveugle, absurde et gratuite : si Ding On perd son bras au cours d'une lutte qui possède une motivation (libérer Siu Ling), celui qui le mutile demeure anonyme (un brigand qu'il est impossible d'identifier ou de distinguer des autres), et le geste du bandit s'apparente bien moins à une technique de combat qu'à la réalisation d'un désir sadique (démembrer un corps comme un enfant arrache les ailes d'une mouche) ; quant à la jeune prostituée, déjà victime de la violence sexuelle des hommes qui la chosifie, elle connaît une mort particulièrement absurde, puisqu'elle est tuée par erreur par Ding On, qui la prend pour un bandit. Cet univers dans lequel l'humanité ne semble pas encore totalement distinguée de l'animalité (les brigands qualifient leurs adversaires de " porcs ", et eux-mêmes ressemblent plus à une meute de prédateurs aux mœurs carnassiers qu'à une troupe rationnellement organisée) est en réalité un authentique chaos, au sens premier, religieux, du terme, c'est-à-dire une " confusion générale des éléments avant leur séparation et leur arrangement pour former le monde " (Littré), formation d'un monde qui serait aussi celle d'un genre, le wu xia pian.

     Pour mettre en scène un tel chaos, il faut une écriture cinématographique qui puisse elle-même apparaître comme chaotique, une " chaos-graphie " pour reprendre la belle expression de Sébastien Clerget : " À la légèreté et à la fluidité des travellings de Once Upon a Time in China, Tsui Hark opposera la brutalité des caméras tremblées de The Blade […]. Là où dans Once Upon a Time…, le montage met en valeur, par tous les moyens possibles, la beauté de l'exécution des hautes voltiges de Jet Lee, il semble travailler dans The Blade à détruire l'idée même de chorégraphie pour ne plus conserver du combat (et de la reconstitution historique) que sa violence. Ici, la virtuosité est avant tout d'ordre formel et iconographique : virtuosité du tremblement, de la coupe, de la "chaos-graphie". " [12] Si Tsui Hark rompt effectivement dans The Blade avec la recherche de la fluidité qui semblait être le grand enjeu esthétique de la série Once Upon a Time in China mais aussi de The Lovers, tourné seulement un an auparavant, il ne le fait que pour retrouver et prolonger certains partis pris stylistiques de Chang Cheh lui-même. L'un des traits saillants des mises en scène de l'auteur de The One Armed Swordsman était ainsi l'usage abondant qu'il faisait du zoom - dont l'emploi n'était pas chez lui une simple facilité, mais participait d'un authentique projet : en ayant recours à des zooms souvent rapides, qui venaient brutalement cadrer le regard d'un personnage en très gros plan ou dévoilaient tout aussi vivement la multitude d'adversaires encerclant le protagoniste, Chang Cheh allait à l'encontre de l'ambition " calligraphique " (jugée esthétisante par ses détracteurs) d'un King Hu. Alors que ce dernier, à l'instar des réalisateurs japonais de chambara qui lui servaient de modèles, faisait du choix méticuleux du cadrage de chacun de ses plans l'un des éléments prépondérants de sa mise en scène, Chang Cheh s'efforçait au contraire de mettre en valeur l'instabilité du cadre, tout plan pouvant subir une profonde transformation par le simple effet d'un zoom soudain.
     Tsui Hark ne se contente pas d'employer à son tour ces mêmes zooms rapides, il prolonge et amplifie le travail de Chang Cheh sur l'instabilité du cadre en filmant la plupart des scènes de The Blade avec une caméra portée qui multiplie les brusques recadrages, les mouvements brefs et contradictoires comme si l'opérateur ne cessait d'hésiter quant au choix de l'objet à filmer. À plusieurs reprises, la présence d'accessoires ou de personnages au premier plan masque l'action qui se déroule à l'arrière-plan, ce qui accentue l'impression d'un tournage improvisé et d'un faux style documentaire, que Jean-Marc Lalanne a assez justement comparé à " l'esthétique du reportage de guerre " [13]. Cette utilisation de la caméra portée (et même " tremblée " pour reprendre le mot de Sébastien Clerget) peut d'ailleurs être rapprochée de l'emploi qu'en fait Steven Spielberg pour filmer la séquence du Débarquement placée en ouverture de Saving Private Ryan (Il faut sauver le soldat Ryan, 1998). Mais là où Spielberg se borne à susciter un simple effet de réel propre à accroître l'identification du public aux soldats pris dans la tourmente du combat (le film comme simulateur de guerre), Tsui Hark, exacerbant les principes formels de Chang Cheh, fait ressentir au spectateur l'instabilité et la fragilité du point de vue qui lui est offert, comme si la violence de cet univers chaotique menaçait jusqu'à la possibilité même d'en entrevoir autre chose que des bribes.

     Cette volonté de mettre en danger la perception du spectateur est également perceptible lors des scènes de combats, découpées en plans très brefs dont la durée moyenne n'excède pas les 2 à 3 secondes. Tsui Hark s'inscrit là dans un mouvement général de raccourcissement des plans et d'accélération du rythme qui, pour être particulièrement sensible dans le domaine du cinéma d'action (récits d'arts martiaux ainsi que films criminels), n'en affecte pas moins l'ensemble de la production hongkongaise depuis une trentaine d'années - au point que le montage court puisse aujourd'hui apparaître comme la norme rythmique du cinéma de l'ancienne colonie britannique. David Bordwell fait à ce sujet une comparaison significative entre la scène de l'affrontement final de Fist of Fury (La Fureur de vaincre, 1972) de Lo Wei, composée de plans d'une durée moyenne de 2,7 secondes, et la séquence équivalente du remake tourné en 1994 par Gordon Chan, Fist of Legend, découpée en plans dont la durée moyenne n'est plus que d'une seconde et demie [14]. Le fondateur de la Film Workshop fut lui-même l'un des principaux acteurs de cette accélération du rythme des films hongkongais, en tant que réalisateur (les quatre premières minutes de Zu : Warriors from the Magic Mountain ne comportent ainsi pas moins de 80 plans) aussi bien qu'en tant que producteur (le montage de certaines œuvres de Ching Siu-tung ou de Raymond Lee ayant pu être qualifié d'" épileptique ").
     Si Tsui Hark prolonge ce mouvement dans The Blade, il ne le fait pas en se bornant à raccourcir encore la durée de ses plans (même si les deux premières minutes du combat entre Ding On et Fei Lung, qui est l'acmé du film, représentent près de 80 plans, ce qui induit un rythme deux fois plus rapide que celui de l'ouverture de Zu…) ; plus subtilement, le cinéaste décide de jouer à la fois sur la durée des plans et sur leur échelle, le découpage des scènes de combats privilégiant les plans rapprochés et les gros plans. Un tel choix n'est pas dicté par un quelconque impératif technique : il est vrai qu'en matière de cinéma d'arts martiaux, les plans larges servent normalement à attester la capacité de l'acteur à accomplir lui-même les mouvements complexes que son personnage est supposé faire, alors qu'un découpage en gros plans qui morcelle le corps permet de raccorder les gestes d'une doublure au visage de l'interprète ; mais Chiu Man-chuk (Ding On) et Hung Yan-yan (Fei Lung) sont tous deux d'authentiques artistes martiaux - ce qui n'est pas toujours le cas dans le wu xia pian, contrairement aux films de kung-fu - qui n'ont nul besoin de cet artifice de montage. Par ailleurs, il est d'usage de considérer qu'à durée égale, un gros plan donne au spectateur l'impression d'être plus long qu'un plan large - ce qui peut théoriquement laisser croire que la grosseur des plans de The Blade pondère leur brièveté. En réalité, en réduisant pour l'essentiel les combats à de fugaces plans rapprochés d'acteurs exécutant à leur tour des gestes d'une stupéfiante rapidité (Fei Lung ayant ainsi pour habitude de hurler à ses adversaires : " Plus vite ! Tu es trop lent ! Plus vite ! "), Tsui Hark ne permet au spectateur que de percevoir une série de mouvements frénétiques et indistincts, dont il est impossible d'attribuer l'origine à l'un ou l'autre des combattants, une sorte de pur mouvement indépendant qui agiterait les corps plus qu'il ne serait suscité par eux. Du reste, si ces corps sont diégétiquement menacés par la lame de leur adversaire, ils le sont tout autant plastiquement, pour les yeux du spectateur, à travers cette succession de plans convulsifs toujours à la limite de la lisibilité dans lesquels les personnages paraissent à tout moment risquer de se dissoudre, de perdre leur statut de figure pour devenir de simples éléments colorés au sein d'une composition abstraite [15]. Ainsi, le désir de Tsui Hark de remettre en cause l'univers et la forme du wu xia pian traditionnel l'amène-t-il à mettre en danger certains des principes élémentaires de la figuration cinématographique - projet d'une rare ambition esthétique, qui dans l'esprit de son auteur aurait certainement dû inciter le cinéma de Hong Kong à explorer de nouvelles pistes et à se tourner vers de nouveaux horizons, si l'échec commercial cinglant du film ne l'avait pas empêché, jusqu'à présent du moins, d'exercer une véritable influence.

     Aux yeux de certains, Tsui Hark aurait eu l'intention avec The Blade de clore la période de renouveau du wu xia pian qu'il avait lui-même inaugurée cinq ans auparavant avec Swordsman, voire de mettre un point final à l'histoire du film de sabre en proposant une sorte d'" exacerbation extrême de ses traits caractéristiques ", pour reprendre les mots de Jean-François Rauger à propos des derniers grands chambara. Il est permis de trouver ce jugement discutable, et de penser que le cinéaste cherchait sans doute au contraire à renouveler un genre menacé de sclérose par la servile reproduction d'histoires et de procédés éculés, quitte pour cela à faire table rase de ces derniers. Quant au fait que les quelques œuvres qui s'efforcent laborieusement depuis 1995 de ressusciter le wu xia pian non seulement ne se réfèrent pas à The Blade, mais semblent le tenir pour nul et non avenu, il serait plutôt à porter au crédit du film de Tsui Hark, comme une preuve a contrario du caractère radical des propositions esthétiques qu'il formulait : ainsi, Crouching Tiger, Hidden Dragon (Tigre et Dragon), film américain par sa production (Columbia), taiwanais par son réalisateur (Ang Lee), hongkongais par ses interprètes (Chow Yun-fat, Michelle Yeoh) et son directeur des combats (Yuen Woo-ping), est-il une entreprise néo-classique qui fait fi de pratiquement vingt ans d'évolution du wu xia pian, comme si le genre en était resté au Raining in the Mountain (1979) de King Hu et que des films tels que The Blade et Ashes of Time n'avaient jamais existé. Seule la méconnaissance du public occidental en matière de film de sabre lui fait prendre pour une œuvre novatrice ce qui n'est qu'un recyclage plus ou moins habile de formules depuis longtemps éprouvées (" l'audace " consistant à faire de ses personnages féminins des princesses guerrières, les chorégraphies aériennes au cours desquelles les combattants défient les lois de la pesanteur). Révélé par une série de films sur des jeunes membres des triades (Young and Dangerous, 1996-1998), Andrew Lau s'est quant à lui efforcé avec The Stormriders (1998) de donner un second souffle au wu xia pian en recourant à des effets spéciaux numériques - démarche qui ne fait après tout qu'actualiser celle de Tsui Hark lorsqu'il réalisait en 1983 Zu : Warriors from the Magic Mountain. Malheureusement, faute de posséder le sens plastique aigu de l'auteur de The Lovers, Andrew Lau se borne le plus souvent à reproduire l'esthétique brouillonne des " cinématiques " des jeux vidéo ; film confus et dénué d'invention, The Stormriders ne semble pas pouvoir marquer, malgré son grand succès commercial, une véritable renaissance du film de sabre.
     The Blade serait-il alors voué à demeurer la dernière grande œuvre de l'histoire du wu xia pian, à marquer la limite au-delà de laquelle ne verraient plus le jour que d'épisodiques pastiches désincarnés, moins soucieux d'illustrer le genre que de l'instrumentaliser ? On peut en douter, ne serait ce que parce que, comme le dit Daniel Lee, le réalisateur de What Price Survival : " Le wu xia pian est un genre qui transporte tout un pan de la culture et de la philosophie chinoises. De ce fait, il est normal qu'il réapparaisse régulièrement sur le devant de la scène. " [16] Loin du crépuscule du genre que certains veulent voir en lui, The Blade sera donc sans doute un jour perçu, en toute logique pour un film qui a fait du chaos son sujet et sa manière, comme l'aurore d'une nouvelle ère du wu xia pian.

Jean-Etienne PIERI

 

 

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1 " De Hong-Kong à la Chine ", entretien avec Charles Tesson et Olivier Joyard, Cahiers du cinéma, hors-série " Made in China ", avril 1999, p. 7.

2 Authentique maître en arts martiaux qui vécut dans la région de Canton à la fin du dix-neuvième siècle et inspira, de 1949 à 1970, une série longue d'environ quatre-vingt longs métrages, tous interprétés par le même acteur, Kwan Tak-hin.

3 Les récits de chevalerie sont eux-mêmes des romans de wu xia. " Wu veut dire martial, xia chevalier ; dans l'expression wu xia pian, formée plus tard, pian veut dire film. " (Bérénice Reynaud, Nouvelles Chines, Nouveaux cinémas, Cahiers du cinéma, 1999, p. 136)

4 La scène du duel est ainsi un " passage obligé " dans la forme classique de chacun de ces deux genres.

5 Et coréalise, à en croire Maggie Cheung, qui joue dedans : " Tsui Hark est crédité seulement comme producteur, mais il était omniprésent et a dirigé la plupart des scènes personnellement. Il fait très souvent cela, prétend qu'il va seulement produire un film mais ne peut s'empêcher finalement d'intervenir sur tout " (" Cette impression répétée de naître au cinéma ", entretien avec Jean-Marc Lalanne, Cahiers du cinéma, n° 553, janvier 2001, p. 49).

6 " Chambara : terme populaire pour désigner le " ken-geki " (théâtre du sabre), théâtre ou pièce comportant des duels au sabre. Par la suite, chambara désigne tout le genre du " film-sabre ", très populaire au temps du muet, mais aussi après guerre. " (Max Tessier, Le Cinéma japonais, une introduction, Nathan, 1997, p. 106)

7 Jean-François Rauger, Cahiers du cinéma, hors-série " 100 films pour une vidéothèque ", décembre 1993, p. 25.

8 On trouve par exemple un de ces symboles au cours d'un passage très connu de The New One Armed Swordsman, dans lequel Lei Li se promène avec Feng et Pa Chiao, donnant son bras à son ami, tandis que la jeune femme doit se contenter de serrer sa manche vide.

9 Au début des années soixante-dix, John Woo a été l'assistant sur plusieurs films de Chang Cheh ; l'auteur de The Killer n'a jamais caché sa dette envers ce dernier, qu'il tient pour l'un de ses maîtres.

10 David Bordwell, Planet Hong Kong : Popular Cinema and the Art of Entertainment, Cambridge & Londres, Harvard University Press, 2000, p. 266.

11 Il est certain que Tsui Hark a vu et apprécié What Price Survival, puisqu'il a par la suite confié à Daniel Lee la réalisation d'un épisode de sa série télé sur Wong Fei-hung et la mise en scène du film Black Mask (1996).

12 Sébastien Clerget, " Figures de style ", Admiranda/Restricted, n° 11-12, 1996, p. 196.

13 Jean-Marc Lalanne, " The Lovers and The Blade ", Cahiers du cinéma, n° 512, avril 1997, p. 39.

14 D. Bordwell, op. cit., p. 163.

15 D'où l'intérêt de Nicole Brenez, promotrice d'une analyse figurative soucieuse de toutes les formes d'expérimentations cinématographiques, pour The Blade ; dans le duel entre Ding On et Fei Lung, elle salue une scène au cours de laquelle " enfin la défiguration devient euphorique " (De la figure en général et du corps en particulier, l'invention figurative au cinéma, Bruxelles et Paris, De Boeck, 1998, p.190).

16 " La force est un concept mental ", entretien avec Daniel Lee par David Martinez, HK Orient Extrême Cinéma, n° 9, décembre 1998, p. 69.