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STRATÉGIES DE LA HAINE :
LES ENJEUX NARRATIFS ET ESTHÉTIQUES D'UNE QUÊTE

L'ange des maudits (Rancho Notorious, 1952) de Fritz Lang

 

     À l'instar d'autres films de Fritz Lang comme Furie (1936) ou Règlement de comptes (1953), L'Ange des maudits s'attache à la bifurcation d'une trajectoire : un homme promis au bonheur et à la tranquillité voit soudainement sa vie basculer et décide alors de la vouer à la " haine ", au " meurtre " et à la " vengeance " comme l'entonne avec insistance la ballade qui scande le parcours de Vern Haskell, le héros du film.

     Dans ces trois films américains de Lang, le garagiste Joe Wilson, le policier Dave Bannion et le cow-boy Vern Haskell partagent la même obsession, la même idée fixe. Confrontés à une violence à laquelle rien ne les avait préparés, ces trois fleurons de la normalité américaine vont choisir de sortir du rang et de mettre à mort ceux qui ont détruit leur vie. Ainsi la chronique sociale, le film noir et le western mettent, tous les trois, en scène le parcours brisé de ces hommes auxquels d'improbables événements ont brutalement ôté tout espoir et toute confiance. Après la tentative de lynchage dont Joe a failli être la victime, après la mort de Katie Bannion dans une explosion commanditée par la mafia, après celle de Beth Forbes, la fiancée de Vern, ces trois hommes ne sont plus que des morts-vivants dont le regard halluciné semble fixer, par-delà les apparences, le souvenir de ce moment traumatique où le rêve américain, pour eux, s'est mué en cauchemar. Or, à l'aune de ce souvenir dont la violence absolue invalide toutes les normes, morales et sociales, qui, jusqu'ici, s'imposaient à eux avec la force de l'évidence, la fin justifie désormais tous les moyens.

     C'est à la quête monomaniaque de Vern et aux détours sinueux qu'elle emprunte que je voudrais ici m'intéresser plus particulièrement, tâchant, par la même occasion, de rendre hommage à un film qui passa inaperçu lors de sa sortie et dont la mise en scène me semble pourtant exemplaire de l'art de Fritz Lang, cinéaste subversivement américain.

La fin d'une vie, le début d'une quête

     La quête de Vern Haskell s'origine dans un événement (le meurtre de Beth Forbes) et, plus encore, dans une image (celle de la dépouille de Beth). L'articulation des premières scènes du film donne à cette image toute sa force et en accuse surtout la valeur fondatrice. Dans la première scène, Vern rend visite à sa fiancée dans la boutique où elle travaille. Les deux jeunes gens évoquent les douceurs d'un avenir radieux : le mariage dans huit jours, puis les enfants, l'achat d'un ranch d'ici quelques années… Enlacés au milieu de la boutique vide, tout à la fois isolés et réunis au cœur de la ville opportunément déserte, ils savourent les prémisses d'une idylle dont la broche que Vern vient d'offrir à Beth symbolise toutes les promesses.
     Ce début auquel Lang donne ostensiblement la forme du " happy end " [1] ne saurait pourtant qu'aiguiser la méfiance du spectateur et solliciter chez lui l'attente d'un retournement imminent. Celui-ci a lieu dès la deuxième scène du film : après le départ de Vern, deux bandits profitent de la solitude de Beth et du calme de la ville pour entreprendre un hold-up dans sa boutique. L'isolement qui, quelques plans auparavant, accusait l'autosuffisance et l'invulnérabilité du couple, va désormais permettre sa destruction. En effet, pour avoir résisté à son agresseur libidineux, Beth est tuée. Toutefois, le meurtre n'est pas montré. Les derniers plans dans la boutique s'arrêtent successivement sur le regard concupiscent du bandit et sur celui de sa future victime ; ils sont aussitôt suivis de celui d'un enfant jouant dans la rue, seul à pouvoir entendre les cris de la jeune femme.

     La scène suivante, dernière étape de l'introduction, confirme ce que tout participait à suggérer. De retour dans la boutique, Vern découvre le corps meurtri de Beth à laquelle, précise-t-on, " aucun outrage n'a été épargné ". La caméra suit le mouvement du regard du héros, glisse du visage de Beth vers son épaule, puis descend le long de son bras pour finir sur sa main, une main ensanglantée et encore crispée qui cristallise, dans son immobilité, la violence de la lutte et rend à jamais présent, dans l'esprit de Vern, l'horreur du viol et du meurtre. L'ellipse du meurtre confère ici un surcroît de violence à cette image, seule trace d'une scène invisible dont chacun, héros comme spectateur, est libre d'imaginer la cruauté.

     Or c'est précisément sur cette image d'horreur et de mort que s'arrête la vie, amoureuse, familiale et sociale, de Vern ; c'est sur elle également que se fonde sa quête désespérée de vengeance. Ainsi, à plusieurs reprises, le film sera parcouru de gros plans montrant alternativement le regard halluciné de Vern et l'objet de son regard (le visage souriant et balafré de Wilson, malfrat réputé pour ses conquêtes amoureuses, la broche que porte Altar lors de sa fête d'anniversaire…). Une telle alternance a pour inévitable effet de rappeler au spectateur l'image de la fiancée morte et de superposer au plan actuel le plan virtuel de sa dépouille, provoquant un décalage cruel qui nous place explicitement du point de vue de Vern et nous impose son obsession. C'est dire que, si Beth disparaît, son image jouit d'une longévité illimitée, hantant non seulement l'esprit du héros, mais aussi de nombreux plans du film.

     Cette main, tout à la fois figée et tendue, résume à elle seule la nouvelle posture de Vern, obsédé désormais par son projet de vengeance et survivant, grâce à lui, à la mort de l'être aimé. Commencent alors non seulement sa quête, mais aussi sa métamorphose. Ce tendre cow-boy qui ne sait que veiller sur son troupeau et ne connaît rien au maniement des armes, ce jeune homme dont les rêves de famille et de ranch s'inscrivent si parfaitement dans l'organisation sociale, décide en effet de vouer sa vie à son projet de vengeance. Cette transformation s'amorce dès le moment où Vern, sans détourner le regard du corps de Beth, demande qu'on lui donne un revolver. Elle se poursuit dans la séquence suivante, début proprement dit de la quête du meurtrier. Les hommes de la ville poursuivent à cheval la trace des deux truands. Arrivés à la frontière du comté, ils préfèrent interrompre leurs recherches, non seulement soucieux de respecter la loi (un mandat d'arrêt est nécessaire pour poursuivre leur chemin), mais aussi de protéger leur vie (la proximité d'une terre indienne les effraie). Méprisant l'une comme l'autre, Vern décide de continuer. Franchissant la frontière, il se désolidarise des siens et choisit de passer de l'autre côté. Dès lors, le héros ne va cesser de travailler à sa progressive mise au ban : parce que devenir hors-la-loi constitue pour lui le seul moyen d'intégrer la communauté marginale et secrète des truands et d'accéder ainsi au meurtrier de Beth ; parce que la distinction du bien et du mal et, plus encore, celle de la vie et de la mort ne comptent plus aux yeux d'un homme qui se considère d'ores et déjà en sursis.

 

Du nom au lieu, du lieu au nom :
les dédales d'une quête différée

     C'est ici qu'il nous faut nous intéresser à la façon proprement déroutante dont cette quête s'organise et se fractionne en multiples détours qui, tout en paraissant éloigner le héros de son but, continuent de l'y conduire inexorablement. Dans la première partie du film, c'est-à-dire jusqu'à l'arrivée de Vern au ranch que dirige Altar Keane, la quête du héros ne va cesser en effet de se déplacer. À la recherche d'un bandit (Kinch) dont il ne connaît ni le nom, ni le visage, Vern ne dispose que de deux indices : les traces laissées par les chevaux des truands et la couleur des cheveux du complice (Whitey) qui faisait le guet au moment du meurtre. Ces premières médiations pourraient toutefois ne donner lieu qu'à une course-poursuite somme toute assez traditionnelle, si la rapide découverte de Whitey et ses ultima verba - Chuck-A-Luck - n'ouvraient sur une autre forme de quête. Dès lors, Vern se focalise en effet sur ce nom énigmatique dont nul, sinon la société secrète des hors-la-loi, ne semble connaître le référent (roue de la fortune, mot de passe, nom d'un saloon…?) ; la quête spatiale du meurtrier se mue donc en enquête sémiologique :

" Où est, qu'est-ce que Chuck-A-Luck ?
Nul ne le sait et les morts ne parlent pas.
Ainsi, sans répit, cet homme poursuit sa recherche […].
De nuit, de jour, tôt, tard,
Il cherche un endroit, une ville, un visage… "

Les paroles de la ballade qui commente la recherche de Vern montrent la multiplicité des référents possibles du nom mystérieux, lieu (" où ") ou objet (" qu'est-ce "). Elles accusent également la singularité d'une quête sans but identifiable (" un endroit, une ville, un visage "), sinon celui d'assouvir la soif de vengeance et de substituer à l'absurdité indépassable du meurtre la recherche scrupuleuse et rationnelle du meurtrier. Ainsi, à bien des titres, la quête de Vern est innommable, comme si l'absence d'objet (ou, ce qui revient au même, la multiplication des objets qui supplée cette absence) symbolisait la vanité des efforts du héros et son aveuglement devant ce qui le meut véritablement, à savoir " la haine, le meurtre et la vengeance ".

     Or la recherche de Chuck-A-Luck connaît, à son tour, plusieurs déplacements consécutifs. Suite à une altercation avec un bandit inquiété par les questions indiscrètes de Vern, ce dernier découvre le nom d'Altar Keane. Ses recherches se recentrent alors sur ce personnage, nouvelle médiation censée le mener au ranch et, du ranch, à son ennemi. Paradoxalement, cette nouvelle quête ne prend pas tant une forme spatiale que temporelle. Toutes les informations passent désormais par les récits en flash-back des différents témoins que croise Vern sur son parcours. La quête unifiée se décompose ainsi en une succession de tableaux correspondant à divers lieux et diverses époques : Altar, reine de saloon, sur le dos d'un bon bougre dans une bien étrange " course de chevaux " ; Altar conduite par un somptueux équipage et saluée par les notables de la ville ; Altar, chanteuse gouailleuse et fatiguée ; Altar chanceuse au jeu sous la bienveillante protection du plus rapide tireur de l'Ouest, Frenchy Fairmont… Cette dernière anecdote opère, à son tour, un nouveau déplacement. En effet, Vern apprend que Frenchy est retenu en prison " du côté de Gunsight ". La découverte de cette nouvelle médiation, précisément identifiable et localisable, met fin à la recherche archéologique concernant la légende d'Altar Keane. Sachant désormais où aller et à qui parler, Vern quitte son statut visible d'enquêteur et passe à l'action.

     Jusqu'ici, Vern se tenait encore à la lisière du monde des hors-la-loi : la rencontre de Whitey s'était soldée par une mort dont Vern n'était pas responsable ; celle du second bandit s'achève par un meurtre qui relève de la légitime défense et dont Vern, par conséquent, n'est pas coupable. Vern est d'ailleurs d'autant plus rapidement innocenté par le shérif qu'il a tué une tête mise à prix. Identifié, à tort, par son agresseur à un malfrat imprudemment bavard, Vern apparaît donc involontairement comme un justicier aux yeux des villageois. Mauvais parmi les mauvais ; juste parmi les justes : la double facette du personnage, à ce moment du film, montre bien à quel point la quête de celui-ci se situe par-delà le bien et le mal, n'ayant pour seul objectif que de donner un visage et un nom au meurtrier de Beth et de venger la mort de celle-ci. Il n'en reste pas moins qu'ayant décidé de rencontrer Frenchy et de s'en faire un ami, Vern doit désormais entrer de plein pied dans le monde des hors-la-loi. Ce qu'il fait en provoquant, par un petit délit, son incarcération auprès de Frenchy, puis en organisant, délit beaucoup plus grave, leur évasion à tous deux. Le passage à la limite, amorcé territorialement au début de la quête, est maintenant définitivement consommé.

     Or, une fois le ranch découvert, la quête de Vern doit emprunter de nouveaux détours. Une règle s'impose en effet immédiatement au héros : interdiction absolue de poser des questions. L'interrogatoire, composante essentielle de l'enquête qui commandait la dynamique de la première partie, devient impossible. La succession rapide des gros plans sur les visages des malfrats réfugiés dans le ranch témoigne du renversement opéré : auparavant, le nom - Chuck-A-Luck - était donné, et l'on cherchait son référent, sa nature et sa localisation ; désormais, le référent est là, mais c'est le nom qui fait défaut. Or, si le dispositif du huis clos au sein duquel se trouve nécessairement le meurtrier peut évoquer celui d'un très classique whodunit, Vern ne dispose pas des moyens d'investigation habituels du détective. La règle du lieu, parce qu'elle prescrit à chacun une absolue discrétion, implique une stratégie particulièrement retorse de la part de l'enquêteur. C'est lui qui doit en effet dissimuler son innocence parmi les hors-la-loi pour ne pas être remarqué, tandis que le meurtrier, coupable parmi d'autres coupables, se croit protégé et ne sait pas qu'il fait l'objet d'une recherche individualisée. Après l'errance de la première partie, le huis clos de la seconde relance donc la recherche sous une nouvelle forme ; c'est en obtenant la confiance des uns et des autres et en usant, auprès d'eux, d'une extrême séduction, que Vern doit provoquer, non pas l'aveu coupable, mais la confidence, amicale ou amoureuse.

 

Désir de vengeance contre désir d'amour :
la manipulation d'un mythe

     Dans la deuxième partie du film, les médiations qui doivent mener le héros au meurtrier changent radicalement de nature. De fait, il ne s'agit plus d'indices ou de traces à déchiffrer, mais de personnes, Frenchy et Altar, dont il faut utiliser les faiblesses. Rappelons ici les propos de Lang : " Je voulais écrire un film sur une chanteuse vieillissante (mais toujours désirable) et un vieux pistolero qui commence à ne plus dégainer très vite " [2]. Ainsi ces deux personnages souffrent de leur propre légende désormais effritée : Frenchy, celle du tireur le plus rapide de l'Ouest (comment n'être pas seul lorsqu'on est toujours déjà précédé d'une réputation de tueur infaillible, vertu dont Frenchy ne cesse d'ailleurs de se disculper auprès de Vern, comme pour lui montrer qu'une amitié sans crainte est possible ?) ; Altar, celle d'une femme fatale et inaccessible (comment peut-on aimer une légende, de surcroît lorsqu'elle vieillit et qu'elle doit s'isoler pour maintenir sa figure, pourtant ô combien dérisoire ?). Tous deux s'aiment comme pour se consoler de cette souffrance et se rassurer de leur peur de solitude et de vieillesse. Or c'est dans cette brèche trop mal comblée que Vern choisit de s'immiscer, profitant - avec le cynisme du désespéré - de cette faiblesse pour y frayer la voie de sa vengeance. Il s'empare de la solitude de Frenchy pour atteindre le ranch d'Altar, puis de celle d'Altar pour découvrir Kinch. Toute relation nouée est donc faussée, instrumentalisée en vue de la vengeance et Frenchy comme Altar ne sont, là encore, que des détours [3].

     C'est bien évidemment autour du personnage d'Altar que le stratagème mis en place par Vern apparaît dans sa plus grande cruauté. C'est qu'ici, Fritz Lang dispose d'une arme particulièrement efficace : son actrice principale. Il va de soi, en effet, que le cinéaste joue tout autant de l'image légendaire que construisent, dans le film, les différents récits concernant Altar, que de celle, non moins légendaire, de Marlene dans l'imaginaire du spectateur [4]. Il n'est qu'à considérer l'affiche du film. Composée d'une lutte au poing entre deux hommes (arrière-plan) et d'Altar-Marlene en reine de saloon (premier plan), elle met l'accent sur la rivalité amoureuse qui oppose Frenchy à Vern sans prendre en compte ce qui fait l'originalité de l'intrigue : d'une part, le vieillissement d'Altar-Marlene ; d'autre part, le fait que la séduction d'Altar ne soit qu'un moyen pour Vern de réaliser sa vengeance. Le contresens a des motivations vraisemblablement commerciales ; il n'en reste pas moins qu'il met en scène le leurre dont Altar sera la victime. De fait, ce qu'Altar ignore et que l'affiche omet volontairement, c'est qu'un quatrième élément conditionne les rapports qui se tissent au sein du triangle amoureux traditionnel : l'image de la fiancée morte, invincible rivale dont le souvenir obsessionnel met définitivement à mal la figure de séductrice et de manipulatrice habituellement incarnée par Marlene Dietrich.

     " Plus personne n'a envie de te toucher, mon ange " affirme le patron du saloon où travaille Altar au moment de la renvoyer pour avoir brutalement éconduit un client insistant. De fait, " l'ange bleu ", jadis sublimé par Sternberg, n'a plus vingt ans et a beau jeu de croire encore pouvoir manipuler les hommes en aiguisant leur frustration. L'inscription même de cette scène dans le dernier flash-back du film fait signe vers le temps écoulé depuis les premiers récits de l'âge d'or et crée une incertitude encore plus grande sur l'état actuel du personnage. Dans le premier flash-back, la " course de chevaux " a en effet une fonction symbolique. Le dispositif de la course fait très explicitement signe vers la domination qu'Altar-Marlene exerce sur les hommes. Celle-ci donne force coups de pied et de poing pour évincer ses rivales et gagne la course sans difficulté, brandissant l'as de cœur qui signifie tout à la fois sa victoire et sa féminité triomphante. Dans le troisième flash-back, au contraire, c'est un homme qu'elle frappe parce que celui-ci a osé la caresser, montrant, par ce geste, qu'il n'y a plus aucune distance entre elle et lui. Moins désirable, Altar est désormais " à portée de mains ". Ainsi, le piège de Vern, tout comme celui du cinéaste, est entièrement construit sur le décalage qui existe entre le passé légendaire d'Altar-Marlene et la réalité. À ce titre, les premiers mots que Vern adresse à Altar sont exemplaires : " J'ai entendu tellement d'histoires à votre propos que j'en suis venu à me demander si vous existiez ". Voilà comment Vern séduit Altar, en rendant la fragile légende à sa figure vivante, en redonnant vie, c'est-à-dire amour et jeunesse, à la créature éprouvant son irrémissible déclin.

     Les enjeux du stratagème mis en place par Vern apparaissent tout particulièrement dans la scène consacrée à la fête organisée pour l'anniversaire d'Altar, événement ô combien éloquent. Pour la première fois, Altar quitte ses habits d'éleveuse de chevaux et revêt ses plus beaux atours. Ressuscitant momentanément son image légendaire de reine des saloons, elle offre à l'assemblée des " maudits " une chanson mettant en scène les railleries d'une séductrice à l'adresse d'un naïf et trop jeune homme : " Get away young man, get away… ". Mais c'est un ange déchu et lui-même maudit qui se met ici en scène langoureusement. Parce qu'à travers l'histoire chantonnée s'esquissent ironiquement le renversement des rôles et le destin pathétique d'Altar, conquise par le jeune homme qui se sert d'elle. Parce que sur la robe d'Altar, Vern découvre la broche dérobée sur la dépouille de Beth et offerte à Altar en butin, broche qui capte aussitôt le regard exorbité du héros et l'ouvre, à travers la chair voluptueuse, sur le fondement de sa quête, à savoir le souvenir halluciné de la fiancée morte. La broche, nouvelle médiation dans l'enquête du héros, se place en effet au croisement de deux systèmes symboliques hétérogènes : aux yeux de Vern, elle renvoie directement au meurtre de Beth ; aux yeux d'Altar, elle fait partie d'une parure (robe, bijoux, maquillage…) qui lui rappelle le faste des années passées et sa jeunesse perdue [5]. C'est en entrant dans ce second système symbolique, c'est-à-dire en donnant à Altar l'illusion d'une jeunesse retrouvée et d'un pouvoir de séduction resté intacte, que Vern pourra réaliser son plan et découvrir l'identité du meurtrier de Beth.

     L'entreprise de séduction de Vern repose dès lors, en grande partie, sur l'évocation nostalgique de l'apparition d'Altar lors de son anniversaire. C'est pourquoi, sur la demande de Vern, Altar accepte de remettre ses habits d'apparat, croyant réaliser le rêve de son prétendant (reproduire l'apparition) alors que c'est le sien qu'elle réalise (retrouver sa jeunesse). Jouant les amoureux jaloux, Vern contemple les bijoux d'Altar comme autant de preuves d'amour autres que les siennes. Il continue ainsi de réaliser pleinement le fantasme d'Altar, pour l'amour de laquelle des hommes se sont autrefois battus à mort. Pour rassurer son amant possessif et lui montrer que la broche n'a aucune valeur sentimentale, Altar révèle à Vern que le bijou lui vient de Kinch. Aveuglée par son propre fantasme, elle oublie la règle de discrétion qui régit le ranch. La femme fatale évince la chef de bande et se rend coupable de traîtrise aux yeux du groupe de malfrats dont elle est censée assurer la protection. En confiant à Vern le nom du meurtrier, elle met aussi simultanément fin à l'enquête du héros et à l'idylle illusoire sur laquelle elle reposait. De fait, le " rhabillage symbolique " [6] commandité par Vern est aussitôt suivi d'une violente mise à nu. Vern n'avoue pas seulement l'objet de sa présence dans le ranch ; il restaure le rapport, pour lui immédiat, de référentialité entre la broche d'Altar et le meurtre de Beth. La chambre cesse alors de représenter le lieu clos de l'intimité amoureuse et devient " morgue ", lieu clos de la solitude mortuaire ; le ranch cesse de représenter le projet et la promesse d'avenir du couple (projet avorté de Vern et de Beth au début du film, projet auquel Altar, sous l'empire de sa jeunesse retrouvée, se met à croire elle-même…) et devient " cimetière ". En un instant, tout le système de représentation construit et entretenu par Altar dans le lieu secret, protégé et finalement assez stable, de ce ranch " coup de chance " où elle cherchait à conserver la maîtrise de la séduction et de l'autorité, se brise et s'ouvre sur une vision d'horreur, immédiate et absolue, qui s'empare de tous les éléments et de toutes les dimensions, de la broche aux champs alentours.

     Vern arrache alors la broche sur la robe d'Altar. Reproduisant le geste de Kinch suite au meurtre de Beth, il exhibe l'instrumentalisation dont Altar a été la victime. Point de viol ici pourtant ; avec malignité, Vern paie Altar pour la broche qu'il vient de s'approprier et pour le renseignement qu'elle vient de lui donner. À l'instar des hommes qui, à l'exception de Frenchy, revendiquaient un droit sur son corps en échange de leurs services, il monnaie son utilisation. Ce faisant, il ne détruit pas seulement ses rêves de femme vieillissante ; il souligne le caractère galvaudé de la légende sur laquelle ces rêves reposent et la renvoie au trafic odieux dont elle a toujours fait partie (avant-hier, de l'argent contre ses charmes, hier, de l'argent contre sa protection et son silence, aujourd'hui, de l'argent contre un renseignement).

     Déesse de la séduction désormais déchue, légende destituée de tout pouvoir, Altar-Marlene découvre qu'elle est au cœur d'une manipulation qu'elle ne maîtrise pas. Si l'objet de la quête de Vern passe par elle et par son ranch, il n'y aboutit pas. C'est ici un retour brusque à la réalité qui lui est imposé, retour invivable qui ne pourra trouver d'issue que dans la fuite ou dans la mort. Le destin d'Altar se scelle ici comme s'était scellé jadis celui du héros : parce que la haine éclatante de Vern réduit à néant le personnage autoritaire et séduisant sur lequel elle tentait, jusqu'alors, de préserver les derniers vestiges de sa légende ; parce que cette destruction la reconduit plus profondément à une solitude et à une vieillesse désormais irrémissibles. Elle mourra donc en sauvant Frenchy d'une balle qui lui était destinée, dernier soubresaut de cette femme qui n'avait pris le parti des hors-la-loi que par désir de séduction, de maîtrise et d'amour. Reste que rien, dans le film, n'invite le spectateur à condamner Altar et Frenchy ni à héroïser Vern. Malgré leurs divergences, les trois personnages se ressemblent dans l'exacte mesure où, tous trois, ont leur histoire derrière eux et vivent dans l'obsession d'un passé révolu. C'est ce qui les rend particulièrement touchants ; c'est aussi ce qui donne au film sa noirceur et son pessimisme sans issue.

     Rappelons toutefois que Vern renonce in extremis à son projet de vengeance et décide de remettre Kinch entre les mains de la justice. À l'instar de Furie et de Règlement de comptes, L'Ange des maudits se conclut donc sur une forme de réintégration des normes sociales au terme de laquelle " la loi de la haine " fait place à la justice des hommes. Mais ce refus de la loi du talion n'implique pas pour autant un retour à la situation initiale et à l'adhésion confiante des débuts. Parce qu'elle est sur le point d'être obtenue, la vengeance que Joe, Dave et Vern considéraient aveuglément comme la fin ultime de leur quête apparaît enfin pour ce qu'elle est véritablement : un moyen - et seulement un moyen - de donner sens à ce qui n'en a pas et de combler le vide qu'a laissé en eux le surgissement imprévisible de la violence dans leur vie. Aussi le moment est-il venu, pour ces trois hommes, d'affronter ce vide et de faire le deuil de leur passé et du bonheur sans ombre qui leur était jadis promis. Or, parmi ces trois films, L'Ange des maudits est seul à résister au diktat hollywoodien du " happy end " et à affirmer, sans compromis, l'impossibilité d'un recommencement, aussi amer soit-il :

" La vengeance est un fruit amer et maléfique,
Et la mort lui tient compagnie sur la branche.
Ces hommes qui vivaient selon la loi de la haine
N'ont plus de raison de vivre. "

Ainsi le dernier plan du film montre Vern et Frenchy suivant à cheval un chemin sans destination. Tous deux ont perdu l'être aimé et se savent condamnés à une solitude infinie. Tous deux partent vers une bataille perdue d'avance et sont voués à mourir, les revolvers vides, dans une dernière échauffourée. Le cow-boy devenu hors-la-loi et le plus rapide tireur de l'Ouest sont définitivement entrés dans la légende de Chuck-A-Luck, " the old, old story of hate, murder and revenge ", histoire où la chance, au jeu comme en amour [7], n'a jamais eu sa place.

 Armelle TALBOT

 

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1 La mise en scène (gros plan sur le couple qui s'embrasse, musique mélodramatique) ne va pas sans ironie et il est intéressant de remarquer avec quelle perverse insistance Fritz Lang s'ingénie à filmer des couples heureux (Joe et Katherine contemplant une vitrine de magasin où est présentée une chambre nuptiale dans Furie, Dave et Kate Bannion savourant de longs moments d'intimité conjugale dans Règlement de comptes) dont on sait déjà que le pire les attend (ne serait-ce que parce que le bonheur, en toute logique narrative, sied mal à un début de film).

2 Fritz Lang en Amérique - Entretien par Peter Bogdanovich, Éditions de l'Étoile/Cahiers du cinéma, 1990.

3 Cette instrumentalisation des individus et, plus particulièrement, de la relation amoureuse est une constante dans les films américains de Fritz Lang. Que l'on songe à La Cinquième Victime (où Mobley utilise sa fiancée comme appât pour attirer un serial killer) ou à Scarlet Street (où Katie utilise Chris Cross pour obtenir de l'argent). C'est également le cas dans les deux films que j'ai évoqués en guise de préambule : Furie où Joe choisit de ne pas dire à Katherine qu'il est vivant pour pouvoir utiliser son témoignage lors du procès des lyncheurs ; Règlement de comptes où Dave, aveuglé par son obsession, ne voit en Debbie que le moyen d'obtenir des informations sur Vincent Stone.

4 Ce jeu d'une extrême perversité explique, en grande partie, les frictions qui opposèrent le metteur en scène à son actrice. Dans son entretien avec Peter Bogdanovich, Lang se souvient des réticences de l'actrice : " Marlene n'était pas très contente d'entrer, fût-ce du bout du pied, dans la catégorie des femmes moins jeunes ". Je renvoie également à l'article de Jacques Lefebvre, " Marlene Dietrich en prise avec son image " dans la revue CinémAction, " Western, que reste-t-il de nos amours ? ", 1998.

5 On pourrait faire la même remarque au sujet de la chanson d'Altar qui accompagne la découverte de la broche : " Le jeune homme apprend / Qu'une femme consent / Chaque fois qu'elle s'en défend… ". De telles paroles renvoient aussi bien aux minauderies passées de la femme experte en séduction qu'aux cris impuissants de Beth.

6 J'emprunte cette expression à Jacques Lefebvre, art. cité.

7 Le nom du ranch (qui, au départ, devait donner son titre au film) vient du jeu grâce auquel Altar a gagné assez d'argent pour assurer sa reconversion. Lors de cette scène (inscrite dans le troisième flash-back), des plans insistants s'arrêtent sur le pied du croupier qui, discrètement, manipule le hasard, accusant la fragilité des " coups de chance " que peuvent connaître les personnages.