BRIAN DE
PALMA, VÉRITÉS ET MENSONGES
« Godard a tout changé dans le cinéma. Mais je ne suis plus du tout daccord avec lui lorsquil dit que le cinéma cest la vérité 24 fois par seconde. Je crois justement que cest plutôt le mensonge 24 fois par seconde. »
Brian De Palma 1
Si lon a pu qualifier le cinéma de Brian De Palma de maniériste, cest quune part importante de son uvre a pendant longtemps eu pour objet la reprise et la déformation de motifs et de scènes hérités du cinéma classique et pour lessentiel, comme on le sait, du corpus hitchcockien (la scène canonique de la douche de Psycho ayant de la sorte été retravaillée par le réalisateur selon des modes différents dans pas moins de six films : Phantom of the Paradise, Carrie, Dressed to Kill, Blow Out, Scarface, Body Double)2. Or, il est possible que le véritable diptyque que forment Mission : Impossible (1996) et Snake Eyes (1998) marque après la parenthèse mélancolique de Carlitos Way (LImpasse, 1993), méditation sur le vieillissement une évolution dans luvre du réalisateur, et la recherche dun au-delà du maniérisme. De cette évolution, la valeur nouvelle que De Palma tend à accorder au plan est certainement lun des signes les plus révélateurs. Stéphane Delorme notait ainsi avec raison au moment de la sortie de Snake Eyes que « De Palma, cinéaste de la scène, cest-à-dire de la complication et du développement, semble de plus en plus intéressé par la solitude de limage. »3. Cest que, par-delà son ancienne méfiance à lencontre du médium cinématographique, le réalisateur travaille dans Mission : Impossible et Snake Eyes le plan comme espace susceptible daccueillir (selon des modalités et des réussites diverses) la mise à jour dune vérité, à opposer aux mensonges des spectaculaires mises en scène auxquelles saffrontent les protagonistes des deux films. Quelles que soient leurs apparentes mais superficielles dissemblances scénaristiques, les deux uvres ne narrent effectivement pas autre chose quune même quête de ces plans dexception que lon pourrait qualifier de plans/vérité. |
Mission :
Impossible (au
sujet de neuf plans/vérité)
Lhistoire de Mission : Impossible est bien connue. Rappelons en néanmoins les grandes lignes, afin de permettre une bonne compréhension du fragment dans lequel se trouvent les plans qui nous intéressent : Ethan Hunt est un agent de lImpossible Mission Force ; au cours dune mission à Prague, son équipe est presque entièrement décimée (Jack est empalé dans une cage dascenseur, Sarah est poignardée, Hannah meurt dans lexplosion dune voiture, et Jim Phelps, le chef de lopération et père spirituel dEthan, est abattu sur le pont Charles, son corps disparaissant dans la Vltava) ; seuls Claire, la femme de Jim, et Ethan sen sortent vivants ; accusé par Kittridge, le chef du service, dêtre la taupe responsable de la mort de ses coéquipiers, Ethan décide de prouver son innocence en prenant de vitesse le traître : avec laide de Claire et de deux anciens agents désavoués, Luther et Krieger, il vole à Langley une liste ultra-secrète ; à Londres, il voit ressurgir Jim Phelps, vivant, qui lui explique quil na été que blessé à Prague ; au moment où Jim lui affirme que Kittridge est la taupe, Ethan comprend que le traître nest autre que Phelps lui-même. Cest au sein de cette dernière scène que prennent place des plans qui se révèlent être dauthentiques plans/vérité. Pour filmer le dialogue entre Jim Phelps et Ethan Hunt, dans un café de la gare de Londres, De Palma recourt à un champ-contrechamp des plus traditionnels. Cinq flash-backs viennent ponctuer la découverte progressive de la vérité par Ethan, lagent secret recomposant la scène initiale à Prague4 à la lumière du véritable rôle que Phelps y a joué cinq flash-backs qui représentent vingt-deux plans que nous détaillons ci-dessous, même si seuls neuf de ces vingt-deux plans représentent le véritable objet de notre étude. JIM PHELPS : Jai vu qui a tiré. Jai vu la taupe. Cétait Kittridge.5 ETHAN
HUNT : (pensif) Kittridge
JIM
PHELPS : Kittridge, Ethan ! ETHAN
HUNT : Kittridge, la taupe ! Mais oui, tu as
raison
Il était à
lambassade.(un temps) Dabord, il a
liquidé Jack dans lascenseur. Flash-back A / Jack : 1) Plan rapproché de Jim Phelps, de trois quarts, assis devant son ordinateur, dans lappartement de Prague ; il avance la main et appuie sur un bouton. 2) Gros plan des pales métalliques de la cage dascenseur, qui se déploient à lapproche de la cabine. 3) Plan rapproché et décadré en oblique de Jack, assis sur le toit de la cabine qui sélève à grande vitesse et regardant vers le haut. 4) Plan rapproché de Jim Phelps, de face en contre-plongée, contemplant avec satisfaction la mort prochaine de Jack sur son écran dordinateur. 5) Suite du plan 3 ; des étincelles apparaissent au-dessus de Jack. 6) Gros plan de la montre-gadget dEthan, sur lécran de laquelle on voit les pales se rapprocher de plus en plus de lobjectif, jusquà ce que limage soit brouillée. ETHAN
HUNT : Il a cru te descendre sur le pont. Flash-back B / Jim : 1) Plan rapproché dEthan, sur lescalier menant au pont ; il entend par le biais de son oreillette un coup de feu, regarde vivement lécran de sa montre. 2) Gros plan du visage dEthan, zoom avant pour cadrer ses yeux en très gros plan. 3) Plan affecté dun léger ralenti : gros plan dun revolver qui tire un coup de feu, travelling arrière qui dévoile Jim Phelps jetant larme dans le fleuve, retirant ses gants et les jetant également par-dessus le parapet ; la caméra recule jusquà cadrer le personnage en plan américain. [Gros plan de Jim dans le café ; gros plan dEthan, pensif, en contrechamp] 4) Suite du plan 3 (toujours au ralenti), plan américain de Jim qui se saisit dun sachet dhémoglobine, sen badigeonne limperméable à hauteur du thorax, jette le sachet dans le fleuve, puis baisse la tête et ses lunettes-caméra vers ses mains couvertes dhémoglobine. 5) Gros plan de la montre dEthan, sur lécran de laquelle on voit les mains ensanglantées de Jim, tandis que celui-ci appelle off : « Ethan ! ». 6) Suite du plan 2, très gros plan des yeux dEthan. 7) Suite des plans 3 et 4 (toujours au ralenti), plan américain de Jim qui bascule sur le parapet et tombe en direction du fleuve. 8) Plan de demi-ensemble, en plongée et avec un léger ralenti, du fleuve dans lequel le corps de Jim tombe et disparaît. ETHAN
HUNT : Il lui fallait un complice pour tuer Golitsyn
et Sarah. Flash-back C / Sarah : 1) Plan rapproché et décadré en oblique dEthan, penché sur le corps de Sarah devant la palissade. 2) Gros plan du poignard ensanglanté ramassé par Ethan. 3) Plan rapproché dEthan et de Krieger dans les locaux de Langley ; Ethan serre le poignet de Krieger qui tient un poignard ; Ethan fixe Krieger, puis détourne la tête vers le poignard, avant que son regard ne revienne sur Krieger. 4) Gros plan du poignard quune main retire du corps de Golitsyn, de lautre côté de la palissade ; la caméra remonte le long du bras du meurtrier, découvre le visage de Krieger, qui lève à son tour la tête, voyant Sarah arriver devant la palissade. ETHAN
HUNT : Comment il a eu Hannah ? Flash-back D / Hannah : 1) Plan rapproché dHannah, devant la voiture ; elle jette un regard sur la place, ouvre la portière, et se glisse dans le véhicule (plan affecté dun léger ralenti). 2) Plan rapproché (affecté dun ralenti) dune femme de dos, située en bordure droite du cadre, les voitures garées sur la place en arrière-plan ; elle appuie sur un détonateur, la voiture avec Hannah, sur le bord gauche, explose ; la femme se tourne vers lobjectif, il sagit de Claire, qui jette un regard-caméra ostensible et prolongé jusquà la fin du plan. ETHAN
HUNT : Non. Il pouvait le faire lui-même. Flash-back D / Hannah : 1) Plan rapproché de Jim, trempé, rampant sur une rive du fleuve en savançant vers la caméra ; il sarrête, consulte sa montre, et appuie sur un détonateur. 2) Plan de demi-ensemble de la place, vue en plongée depuis le pont ; Ethan surgit de dos, au ralenti, au premier plan, tandis que la voiture explose à larrière-plan. ETHAN HUNT : Pourquoi, Jim ? Pourquoi ? Quelques préliminaires à lanalyse proprement dite des plans, pour bien comprendre la nature de ce qui est en jeu dans ce fragment : il faut effectivement dabord noter que cette scène de retrouvailles entre Ethan Hunt et Jim Phelps ne marque pas la première occurrence dun tel retour, au sein même du corps du film, de plans issus de la séquence inaugurale à Prague. Lors de la confrontation entre Hunt et Kittridge, dans un restaurant de la capitale tchèque, deux plans resurgissaient ainsi pour étayer les assertions dEthan quant à la présence à lambassade dune seconde équipe dagents Mission Impossible, chargée de surveiller la première : le premier plan montrait le couple de Russes ivres sétreignant sur le quai, le second, Hannah à la réception, un serveur se tenant juste derrière elle. Mais, outre le fait que ces plans avaient déjà été montrés à lidentique au cours de la séquence de la mission, leur valeur est bien différente de celle des plans qui font retour pendant le dialogue entre Hunt et Phelps : les deux plans ne prennent effectivement un sens nouveau pour le spectateur que parce quils sont confrontés à dautres plans relevant de laction présente et montrant parmi les clients et le personnel du restaurant les agents que Ethan reconnaît pour les avoir déjà vus durant sa mission. Ces plans, au premier abord relativement anodins, ne peuvent accéder à une autre valeur quen vertu dun rapprochement que le montage opère entre le passé et le présent de la diégèse ; au contraire des plans qui resurgissent lorsque Ethan prend conscience de la traîtrise de Phelps, ils ne sont pas à eux seuls susceptibles de conduire à une authentique révélation, ils ne sont pas porteurs dune vérité intrinsèque. Le statut de tels plans vis-à-vis du personnage dEthan Hunt nest pas aisé à déterminer : dans la scène du café de la gare la seule à laquelle nous allons nous intéresser désormais les plans qui font retour ne correspondent pas (si ce nest très ponctuellement, avec les plans A-6 et B-5, gros plans de la montre-écran de lagent secret) à la vision qua pu avoir le personnage des actions en cours. La révélation de la vérité ne se fait donc pas sur le mode du progressif discernement du motif dans la tapisserie : il ne sagit pas pour Ethan de ressaisir consciemment un élément quil navait perçu sur le moment que de manière subliminale, de tirer les conséquences des détails dune image que sa mémoire a enregistrée sans que son intellect linterroge. Les plans qui constituent les cinq flash-backs doivent bien plutôt être considérés comme de pures images mentales, des créations du protagoniste destinées une fois encore à étayer ses hypothèses, et à les valider à ses propres yeux. Le choix de De Palma de ne pas faire se chevaucher les dialogues et les flash-backs là où tant dautres cinéastes auraient pris le parti de la facilité en se servant des premiers comme dun commentaire off aux seconds accentue du reste limpression que ces plans sont littéralement engendrés par lénonciation des hypothèses, dont ils sont moins lillustration que la nécessaire production et en ce sens, malgré les apparences, il ny a pas de disjonction, mais au contraire une profonde union entre les dialogues et les plans des flash-backs, si lon admet quà partir de la phrase « Dabord, il a liquidé Jack dans lascenseur. », la troisième personne ne désigne plus Kittridge mais bien Phelps. Comme le dit Jean-François Buiré à propos de cette scène : « Face au Maître des Images, il [Ethan Hunt] fait justement travailler son imagination et reconstitue celles que M. Phelps lui avait soigneusement cachées. Désormais, ils sont à égalité de savoir et de maîtrise [ ] »6. Ainsi la scène peut-elle se voir comme la métamorphose de Ethan Hunt en metteur en scène, accédant à la possibilité de créer lui-même des plans, non plus pour tromper son adversaire mais pour essayer de parvenir à la vérité. Que Ethan Hunt devienne à son tour dépositaire des puissances de la mise en scène rend dautant plus indispensable le fait de poser la question du statut des plans des flash-backs pour le spectateur. La volonté manifestée par De Palma de faire passer lessentiel de la révélation de la vérité par le biais de limage, seule à même dinfléchir le sens dun dialogue au premier abord trompeur, nest effectivement pas anodine : elle fait dabord songer à la remarque de Truffaut dans lintroduction du Hitchcock/Truffaut, lauteur des Quatre cents coups énonçant une « loi essentielle du cinéma : tout ce qui est dit au lieu dêtre montré est perdu pour le public »7 remarque qui, au-delà ou en deçà de sa formulation générale, caractérise bien sûr aux yeux de lancien critique des Cahiers une part essentielle de lart hitchcockien, ce à quoi De Palma ne doit certainement pas rester insensible. Mais le désir du réalisateur de donner à voir au public lensemble des actes qui attestent la trahison de Phelps va bien au-delà du seul souci de la compréhension ou de lintérêt du spectateur : les plans que montre le cinéaste dans les flash-backs ont non seulement une valeur dexplicitation, mais ils acquièrent également pour le public le statut de preuves irréfutables. De Palma radicalise ainsi la loi énoncée par Truffaut en considérant le spectateur comme un digne disciple de Saint Thomas, refusant de croire jusquà ce quil ait pu voir cette subordination de la croyance à la vision nest dailleurs pas non plus étrangère aux personnages, comme en témoigne le finale dans le train, où Ethan prouve la culpabilité de Phelps en se contentant de donner celui-ci à voir à Kittridge. Réduire les plans des flashbacks à de simples preuves serait cependant trop simple ; de la même façon, il serait abusif de considérer que les seuls affects ressentis par le spectateur à la vision de ces plans sont, dans un premier temps le trouble inhérent à la révélation de toute vérité cachée, et dans un deuxième temps lespèce de satisfaction intellectuelle quinspire la certitude de la chose prouvée dans le même temps que découverte. Car il faut dune part prendre en compte le fait que sur vingt-deux plans, seuls neuf sont dauthentiques plans/vérité, puisque seulement neuf des plans qui surviennent au moment des flash-backs sont nouveaux pour le spectateur (les plans A-1, A-4, B-3, B-4, B-8, C-3, C-4, D-2, D-1 représentent des plans qui nont pas été vus jusque-là par le public, ou des plans déjà connus mais dont un fragment inédit est alors présenté au spectateur). Les treize autres plans qui constituent les flash-backs trouvaient déjà quant à eux leur place dans le montage de la scène de la mission à Prague ce nest que grâce à leur mise en relation avec les neuf plans/vérité quils participent à la découverte de la traîtrise de Phelps. Les neuf plans/vérité eux-mêmes sont lobjet dune subtile gradation de la part de De Palma : les deux premiers (A-1, plan rapproché de Phelps de trois quarts devant son ordinateur, et A-4, plan du même de face en contre-plongée) sont des fragments, jusque-là dissimulés dans les plis du montage, de plans déjà vus par le spectateur dans la séquence initiale des fragments extrêmement brefs (le premier plan dure à peine plus dune seconde, la durée du deuxième est en deçà de la seconde), qui ne montrent quune action minimale (Jim appuyant sur un bouton) qui pourrait être en dautres circonstances parfaitement anodine ; le second plan est même à la limite de leffet Koulechov, le spectateur pouvant dans un premier temps croire quil ne fait que projeter une émotion sur le visage du personnage par la seule vertu du montage (ce quinfirme une seconde vision, où lon distingue nettement, malgré la brièveté du plan, Phelps esquisser un plissement de lèvres qui va à lencontre du visage impassible quil aborde dans les plans de la séquence initiale). Dans le deuxième flash-back, les plans B-3 et B-4, qui montrent Jim sur le pont Charles, tirant en lair et se badigeonnant dhémoglobine, sont eux aussi des fragments inédits (du plan qui, affecté dun ralenti, est maintenant remontré en situation B-7 cest dans lantériorité de ce qui avait été auparavant dévoilé que De Palma va ici chercher ses plans/vérité), mais ils sont bien plus longs (onze secondes pour le premier, neuf pour le deuxième), le cinéaste en dilatant même la durée normale en procédant à un ralenti, comme pour être sûr que le spectateur ne manque aucun détail. La segmentation au montage du plan unique de la prise de vues en deux plans, du fait de linsertion de deux gros plans de Phelps et dEthan au café, accentue dailleurs sans doute cette impression de longueur, en même temps quelle est révélatrice de la puissance du trouble que le plan suscite chez Ethan le personnage devant sy reprendre à deux fois pour parvenir à bout de ce plan qui accuse sans recours possible son père spirituel. Car la manipulation à laquelle se livre Phelps se dévoile ici dans toute son ampleur, De Palma laissant au public le temps de contempler, et peut-être même dadmirer, la complexité des gestes que le personnage accomplit afin de faire croire à Ethan quil est mortellement blessé : cest effectivement dans son rôle de Maître des images, pour reprendre lexpression de J. F. Buiré, que Phelps est alors montré, puisque tous ses actes ne mènent effectivement ici quà la construction dune image, celle du gros plan de ses mains faussement ensanglantées qui apparaît sur la montre-écran dEthan au plan remontré par De Palma en B-5. Le réalisateur opposant sa mise en scène à celle de Phelps pour faire surgir des plans/vérité, son usage du plan américain prend le contre-pied du gros plan dont se sert lagent secret pour tromper Ethan (ce nest ainsi pas par hasard que le plan B-3 commence en gros plan, le recul de la caméra et laccroissement du champ participant à la découverte progressive de la vérité). Le plan B-8, parfaitement nouveau pour le spectateur, ne semble quant à lui rien apporter de neuf, il paraît ne rien dévoiler au premier abord des manigances de Phelps ; pourtant, si on le compare au plan quil remplace au regard de la séquence inaugurale, à lautre plan montrant le corps de Phelps disparaître dans le fleuve, les motivations du choix de De Palma apparaissent clairement : dans la scène initiale, la chute du corps est donnée à voir par un bref plan de demi-ensemble du pont, manifestement filmé à partir dun quai, mais depuis un point trop éloigné pour que le corps tombant dans leau à vitesse réelle soit véritablement perçu comme le centre ou la raison dêtre du plan ; la sobriété de ce dernier le ferait presque passer pour lenregistrement fortuit de la chute dun corps inerte. Au contraire, le plan correspondant dans le flash-back manifeste une volonté damplification spectaculaire du mouvement de chute (usage du ralenti, décision de filmer le plan en plongée) qui en révèle par contrecoup la fausseté, et dévoile laction comme pur effet de mise en scène nécessairement mensonger.
Le plan C-3 donne encore à voir le fragment
inédit dun plan déjà connu, le
coup dil dEthan au poignard de Krieger,
puis le regard qui se reporte sur ce dernier comme un
premier acte daccusation cest cette fois
dans la fin du plan initialement montré (qui
était coupé lors de la séquence de
Langley avant que Ethan ne porte attention au
poignard et avec lui le spectateur, De Palma se
permettant dinclure une preuve décisive de la
complicité de Krieger au beau milieu du plan, sachant
quelle passera inaperçue aux yeux du public en
vertu de la loi selon laquelle le regard du personnage
principal induit et dirige celui du spectateur) que le
réalisateur va chercher lélément
qui le transforme en plan/vérité, comme pour
offrir le symétrique de ce quil pratiquait au
flash-back précédent avec les plans B-3 et
B-4. Mais cet apparent prolongement de la démarche
entreprise depuis le début des flash-backs
dévoiler au spectateur ce qui se passait dans le plan
en deçà ou au delà de la collure, et
faire ainsi accéder le plan au statut de
plan/vérité nest quun
leurre : à partir de ce moment, les flash-backs
ne seront effectivement plus constitués que de plans
intégralement neufs8, ce
qui va progressivement modifier la valeur des
plans/vérité. Ainsi, dans le plan C-4, la
révélation de la vérité se fait
moins par le mouvement de caméra9
qui dévoile pourtant le visage de Krieger,
mais la culpabilité de ce dernier ne faisant plus
guère de doute au vu du plan précédent,
leffet de surprise est considérablement
amoindri pour le spectateur que par le changement de
situation de la caméra qui apparaît ici au
regard des plans correspondants dans la scène
initiale. Effectivement, tout au long de la séquence
inaugurale, la barrière, à travers laquelle
Sarah et Golitsyn se font tuer, est filmée de
lautre côté, du côté du
quai, cest-à-dire du côté par
lequel Sarah, Golitsyn et Ethan arrivent tour à tour
devant elle même lorsque Ethan, pour
échapper à la police tchèque, escalade
la barrière et senfuit par le passage dont elle
interdit laccès, la caméra reste de
manière significative du côté du quai,
sobligeant à un mouvement de grue ascendant
puis descendant pour suivre les mouvements du personnage. Ce
changement de position de la caméra permet ainsi au
plan C-4 doffrir le contrechamp effectif
lexact pendant au regard de laction du plan C-4
dans la scène initiale est un travelling subjectif,
du point de vue de Sarah, sapprochant de la
barrière alors que Golitsyn se fait poignarder
et théorique de ce qui était montré
dans la séquence inaugurale ; théorique,
car il est évident que ce franchissement visuel de la
barrière est métaphorique de laccession
à la vérité, pour le spectateur mais
aussi pour Ethan en tant que créateur de ce plan,
désormais susceptible datteindre à
lenvers des choses.
Mais cette possibilité de renverser les apparences trompeuses qui lui étaient offertes au cours de la scène initiale se révèle dangereuse pour la croyance du spectateur envers les plans/vérité. Grâce à sa toute puissance nouvellement acquise de producteur dimages, Ethan est capable de proposer deux versions successives de la mort dHannah, le flash-back D et le flash-back D, et deux plans/vérité antagonistes, le D-2 et le D-1, en ce que lun fait de Claire la complice de Jim tandis que lautre labsout de toute participation au massacre de léquipe. Non sans perversité, De Palma propose ainsi avec le plan D-2 un plan/vérité revendiquant son caractère artificiel : le regard-caméra que jette Claire à la fin du plan, en se tournant vers lobjectif après voir appuyé sur le détonateur et fait exploser la voiture, entorse par excellence aux codes du cinéma narratif traditionnel en ce quil atteste la présence de la caméra et par là même la facticité de tout film ébranle le crédit que le spectateur, tout à son plaisir de parvenir enfin à la vérité (car il y a une dimension profondément ludique dans toute scène de révélations), portait aux plans qui servaient jusque-là de vecteurs fidèles au dévoilement de la traîtrise de Phelps. Conscient de ce problème (la facticité du plan étant sans doute la marque dune difficulté dEthan à accepter lidée de la complicité de Claire), car il est tout à la fois le créateur de ces plans et leur premier spectateur, lagent secret se reprend, et propose une autre hypothèse, donc un autre plan/vérité, le D-1, montrant Jim, sorti du fleuve, actionner le détonateur : mais la sobriété de ce dernier plan au regard du précédent manière également de compenser linvraisemblance plus grande de lhypothèse et donc de rendre dautant plus indécidable le choix nécessaire entre les deux plans ne peut empêcher le doute dêtre jeté sur la valeur à accorder aux plans/vérité. « Il pouvait le faire lui-même » dit Ethan pour introduire le dernier flash-back, ramenant celui-ci, et par effet de contagion tous ceux qui lont précédé, au rang de simple possibilité. Dabord ressentis par le spectateur comme preuves irréfutables, puisque preuves par limage, les plans/vérité voient ainsi leur valeur remise in fine en doute par De Palma, qui renoue alors avec la suspicion jetée tout au long de la part maniériste de son uvre sur la véracité des images. À propos de Raising Cain (1992), le testament maniériste de De Palma, Nicole Brenez relevait ainsi avec justesse que « chaque séquence donne lieu à au moins trois versions, dont le plus souvent aucune nest affirmée comme la bonne : ainsi la version devient-elle quasi-autonome, initiale, la forme paradoxale dune éternelle hypothèse narrative ou visuelle, comme si chaque plan était mis au conditionnel. »10 Jean-Etienne PIERI
(À suivre dans Lart daimer n°5 : Seconde partie, Snake Eyes)
1 « Jai mis en suspens ma série de films cyniques », entretien avec Brian De Palma par Cédric Anger, Cahiers du cinéma, n° 546, mai 2000, p. 43. 2 Reprises détaillées et analysées dans larticle de Nicole Brenez, « Létude visuelle, puissances dune forme cinématographique », plus spécifiquement dans la sous-partie « Brian De Palma et les psychotropes » (De la figure en général et du corps en particulier, linvention figurative au cinéma, De Boeck, 1998, p. 322-335.) 3 S. Delorme, « A maintes reprises », Cahiers du cinéma, n° 529, novembre 1998, p. 31. Dans un autre texte important, « Dune esthétique maniériste » (Au hasard Balthazar, n° 2, mai 1997, p. 6-8), Stéphane Delorme soulignait également que « les maniéristes sont des cinéastes de la scène et non de limage » dans la mesure où « le maniérisme est un travail essentiellement figuratif. Il prélève un échantillon filmique autonome constituant une base de données. » 4 Cette recomposition de la scène inaugurale nest bien sûr pas sans rappeler les giallo de Dario Argento, notamment Profondo Rosso (1975, film qui était déjà lui-même une sorte de codicille maniériste au Blow up dAntonioni). Mais, malgré les apparentes similitudes, Argento et De Palma en tout cas le De Palma du diptyque Mission : Impossible / Snake Eyes ne développent pas la même approche de limage, et partant, la même conception du plan ; comme la montré Jean-Baptiste Thoret, « pour Argento, il ne sagit pas de déceler dans le plan de limage une vérité cachée » (« Dario Argento : une émeute de détails », Trafic, n° 33, printemps 2000, p. 81) : « Dans le cinéma dArgento, deux réalités au moins saffrontent au sein dune même image. Ou linverse : deux images luttent au sein dune même réalité. Dés lors, le seuil na pas valeur topographique. Il nest pas cette frontière fantastique quil suffirait de franchir pour passer dun domaine dexpérience à un autre : il est le lieu de limage elle-même. » (« Envers et contre tout : Dario Argento, cinéaste visionnaire », Positif, n° 479, janvier 2001, p. 99-100). 5 Dans la mesure où nous ne donnons les dialogues quà titre indicatif, nous nous permettons de reproduire les sous-titres français du film, quelle que soit la condensation quils puissent faire subir au texte original. 6 J. F. Buiré, « Mission : Impossible ? », Trafic, n° 21, printemps 1997, p. 66. 7 Hitchcock/Truffaut, éd. Ramsay, 1983, p. 12. 8 Du moins en ce qui concerne les authentiques plans/vérité, De Palma remontrant par ailleurs, inchangés (si ce nest affectés dun léger ralenti), des plans déjà vus lors de la mission à Prague (les plans D-1 et D-2). 9 Mouvement de caméra qui ne saccompagne de manière symptomatique daucun changement de léchelle du plan, au contraire de ce qui sopérait au plan B-3. 10 N. Brenez, op. cit.,
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