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BRIAN DE PALMA, VÉRITÉS ET MENSONGES
(Seconde partie)

Snake Eyes (au sujet de quatre plans/vérité) 

     L'histoire de Snake Eyes – prétexte pour De Palma à prolonger l'analyse de nombre de sujets apparus avec Mission : Impossible, et notamment la question des plans/vérité [1] – se déroule pour l'essentiel en l'espace de quelques heures, dans un casino qui fait également office d'hôtel et de salle de boxe : le secrétaire d'État à la Défense est assassiné au cours d'un match de boxe à Atlantic City ; le meurtrier, un terroriste islamiste, est aussitôt abattu par le commandant Kevin Dunne, chargé pour la soirée de la sécurité du ministre ; Rick Santoro, officier de la police locale notoirement corrompu et meilleur ami de Dunne, soupçonne un complot et cherche à retrouver une jeune femme qui était entrée en contact avec le secrétaire d'État juste avant sa mort ; elle affirme au policier avoir vu Kevin Dunne en compagnie de l'assassin quelques minutes avant la fusillade ; découvrant une caméra aérienne susceptible d'avoir enregistré une telle scène, Santoro entreprend de visionner la bande.
     C'est au début de cette dernière scène qu'apparaît le premier plan qui nous intéresse : Rick Santoro se trouve dans la salle de contrôle vidéo qui centralise les images filmées par les différentes caméras durant le match ; il demande au responsable des prises de vues de sortir, puis met en mode lecture la cassette du film pris par la caméra accrochée à un ballon télécommandé, le " zero gravity, flying eye ", destinée à fournir des images de la foule – Santoro est alors montré de face, en plan rapproché, penché sur le moniteur qui diffuse le film en question, dont le spectateur ne perçoit pour l'instant que le son, c'est-à-dire les cris du public pendant le match. De Palma nous offre à ce moment ce qui pourrait n'être que le contrechamp de ce plan : un plan rapproché de Santoro, de dos, penché sur le moniteur dont l'écran est cette fois clairement visible – la position de la caméra vis-à-vis des sujets qu'elle filme, légèrement de biais et en plongée (d'environ 45 degrés), assure d'ailleurs une espèce de visibilité maximale à l'écran, le personnage de Santoro occupant le bord inférieur gauche du plan pour ne pas risquer de masquer l'image qui défile. Mais le plan est également marqué par un zoom avant relativement rapide vers l'écran du moniteur, entamé avant le début du plan et qui ne s'interrompt qu'au moment où le personnage effectue lui-même un arrêt sur image, l'écran remplissant alors la totalité du champ ; l'image qui défile sur le moniteur est quant à elle un travelling latéral et ascendant qui s'élève au-dessus des rangées de spectateurs pour venir découvrir Kevin Dunne, l'arme au poing, attendant à quelques pas du terroriste qui effectue à cet instant ses deux tirs. La combinaison des deux mouvements, celui du plan et celui à l'intérieur du plan, produit une nette impression d'accélération (à tel point que le plan donne à la première vision un sentiment de brièveté, alors qu'il dure pourtant près de douze secondes), accélération qui est conforme à celle que connaît à ce moment le film dans la découverte de la vérité, et ceci contre toute vraisemblance – l'image qui prouve la culpabilité de Dunne apparaissant dès les premières secondes de la bande que visionne Santoro, à moins qu'il faille admettre qu'il n'y ait une ellipse entre ce plan et le précédent, mais rien dans le film ne permet d'attester cette hypothèse.
     Pour bien comprendre la façon dont ce plan est érigé en indiscutable plan/vérité (qui ne peut arracher à sa toute fin qu'une plainte off à Rick Santoro, confronté à l'évidence de ce qu'il se refusait jusque-là à admettre : " Oh ! man… " [2]), il faut le rapprocher d'un autre moment du film, d'un autre plan, formellement quasi semblable, qui prend place au cours de la première visite de Rick Santoro à la salle de contrôle vidéo, lorsqu'il cherche la preuve que le boxeur Tyler a simulé le K.O. – ce qui se révélera plus tard être le signal destiné au tireur ; le policier fait défiler sur le même moniteur les images du K.O. prises par les différentes caméras disséminées autour du ring, jusqu'à ce qu'une caméra située à la verticale de celui-ci lui confirme que le combat était truqué, l'adversaire de Tyler n'ayant donné qu'un coup dans le vide. Le plan qui accueille cette révélation est presque à l'identique celui qui, trois quarts d'heure plus tard, offrira à Santoro la preuve de la culpabilité de Dunne : un plan rapproché du personnage, de dos devant le moniteur, la caméra située en plongée à 45 degrés et légèrement de biais effectuant un zoom avant vers l'écran. Mais le zoom, bien plus lent, est ici interrompu par le changement de plan juste avant que l'écran du moniteur n'occupe tout l'espace du cadre. In extremis, De Palma se refuse à faire pleinement sienne cette image vidéo de pauvre définition, affectée d'un ralenti grossier. Non pas que le réalisateur recule devant l'idée de s'approprier cette image abâtardie, et puisse par là consentir à un abâtardissement de son propre plan – les relectures maniéristes faites par De Palma des grandes scènes hitchcockiennes ont au contraire souvent pris le parti de les tirer vers le trivial, au risque de la laideur (Carrie, Body Double,…) ; mais c'est que cette image n'est jamais que l'abâtardissement d'une forme consciemment spectaculaire – le K.O., même et peut-être surtout s'il est simulé, est évidemment l'acmé du match, et la disposition des caméras reproduit le découpage cinématographique dans son désir manifeste, via la caméra en plongée, de sensationnel et de plus-value spectaculaire.
     Au contraire, l'image prise par le " zero gravity, flying eye " est une image presque dépourvue de toute intentionnalité, le produit d'un enregistrement mécanique de fragments qui serviront, au mieux et indifféremment, de plans de coupe pour rythmer l'action principale. C'est une image qui va ainsi à l'encontre, non seulement des plans du match que Santoro revoit la première fois au ralenti, mais du flash-back mensonger, montré en caméra subjective, illustrant le récit que fait Kevin Dunne à son ami pour se disculper ; c'est également le contre-pied de l'autre image qui apparaît sur un écran lors de cette seconde visite dans la salle de contrôle vidéo, celle de l'intervention télévisée de Powell, l'affairiste organisateur du complot, qui annonce la mort du secrétaire d'État avec des trémolos dans la voix, avant de plonger son regard dans l'objectif pour tenir un discours sur le mode de la nation bafouée mais combative. L'image du ballon télécommandé, elle, ne peut pas mentir, précisément parce qu'il s'agit d'une image impersonnelle, qui n'est assignable à aucun point de vue et n'a pas de cause ou de parti à défendre [3]. C'est pourquoi De Palma est libre de s'approprier, par le biais de ce zoom avant qui efface sans doute moins les limites de l'écran télé-visuel qu'il ne les fait coïncider avec celles de l'écran cinématographique lui-même, cette image qui ne relève d'aucun regard ou d'aucun désir de voir, et qui permet au réalisateur de faire dans le même temps accéder son propre plan au statut de plan/vérité.

     Deux autres plans/vérités, formellement assez comparables au précédent mais d'une nature en réalité toute différente, se trouvent à la fin de cette même scène dans la salle de contrôle vidéo : Kevin Dunne rejoint Rick Santoro et, sachant que son ami est au courant de sa complicité dans le meurtre du secrétaire d'État, lui expose ses motivations (une sombre histoire de missiles et de machination militaro-industrielle, le MacGuffin du film) ; la jeune femme, Julia, qui a vu Dunne et tenté de prévenir le ministre, est le dernier témoin à éliminer ; seul Santoro sait où elle se cache ; Kevin Dunne propose alors au policier un million de dollars pour qu'il lui donne l'information et accepte de se taire. Les deux plans qui nous intéressent sont en fait insérés dans un montage alterné champ-contrechamp, procédé auquel recourt parfois De Palma pour segmenter au montage en plusieurs plans ce qui avait été obtenu au tournage dans la continuité d'une prise unique – ainsi, les deux plans/vérité auxquels nous faisons allusion n'en formaient sans doute qu'un au moment des prises de vues, mais leur partition dans le film est en l'espèce loin d'être arbitraire, puisque le premier est fixe et le second en mouvement. Pour une bonne compréhension de ces deux plans, il nous faut donc un peu détailler ce montage alterné, soit cinq plans qui constituent un petit ensemble presque autonome, alors que Dunne, ayant fait sa proposition à Santoro, se tient devant lui, et que le policier, profondément troublé par les propos de son ami, vient de sortir une cigarette et de l'allumer d'une main tremblante.
1) Plan en contre-plongée, décadré en oblique, avec la main droite de Kevin Dunne au premier plan (floue), près du bord gauche du cadre, et Rick Santoro au second plan (net), sur le côté droit, cadré à hauteur du thorax. Santoro baisse la tête pour tirer une bouffée de sa cigarette, mais interrompt brusquement son geste, comme s'il avait remarqué quelque chose au sol.
2) Plan de demi-ensemble en plongée de la moquette bleue, sur laquelle se trouve, légèrement à gauche du centre du plan, un billet de cent dollars ensanglanté et plié en quatre, de forme rectangulaire (qui doit représenter tout au plus 1/20 de la surface cadrée par le plan).
3) Suite du plan n° 1 : cadre de départ identique ; début d'un zoom avant vers le visage de Santoro, qui fixe toujours la moquette ; le plan s'interrompt lorsque le visage de Santoro est cadré en gros plan, alors que le zoom continue.
4) Suite du plan n° 2 : le zoom avant (relativement plus rapide que celui du plan n° 3) vers le billet ensanglanté est déjà bien entamé lorsque le plan commence ; au moment où le plan s'interrompt, le billet est cadré en gros plan, alors qu'il remplit presque toute la largeur du cadre, et que le zoom continue.
5) Suite des plans n° 1 et 3 : le zoom avant s'interrompt, le visage de Santoro étant cadré en un gros plan très serré ; les yeux toujours baissés, il dit faiblement, comme pour lui même : " J'ai jamais tué personne. "
     Ce montage alterné personnage regardant / objet regardé, avec double zoom avant, n'est pas sans précédent dans l'œuvre de Brian De Palma : on en trouve une ébauche dans The Untouchables (Les Incorruptibles, 1987), lorsque Eliot Ness, au palais de justice, identifie l'assassin de Malone en voyant l'adresse de celui-ci écrite dans un paquet d'allumettes, et une autre dans Mission : Impossible, au moment où Ethan Hunt ramasse une bible dans l'appartement londonien, et aperçoit le tampon du Drake Hotel sur la page de garde. Mais ces deux passages sont bien loin d'avoir la force et l'importance de celui de Snake Eyes, au regard duquel ils apparaissent au mieux comme de simples brouillons : l'originalité du fragment qui nous intéresse ici est d'abord de ne pas reposer sur une révélation d'ordre diégétique – nulle découverte de l'identité d'un quelconque traître n'est en l'occurrence en jeu, au contraire des exemples sus-cités, et à l'inverse même des types de plans/vérité que nous avons précédemment étudiés. Si les plans 2 et 4 méritent pourtant également l'un et l'autre pleinement ce titre de plan/vérité, c'est dans la mesure où ils disent tous deux sans fard la vérité profonde de l'univers dépeint par Snake Eyes. Le billet ensanglanté qui est le sujet de ces deux plans a en fait été extorqué – d'où le sang qui le macule – par Rick Santoro à un petit dealer dès les premières minutes du film ; ne pouvant s'en servir pour parier en raison de son état, Santoro a vainement essayé de le repasser au journaliste auquel il a accordé l'exclusivité de la couverture du meurtre du secrétaire d'État – le billet n'était donc jusque-là qu'un accessoire très secondaire et tout au plus vaguement ironique quant à la probité toute relative de Rick Santoro. " L'audace " de De Palma n'est pas seulement ici de recourir à un symbolisme que la plupart des cinéastes auraient renoncé à employer en raison de son apparente grossièreté (le billet ensanglanté du plan 2 comme révélateur de la nature du marché qu'on lui propose) ; elle réside essentiellement dans la croyance du cinéaste envers les puissances du plan : le zoom avant du plan 4 n'est pas un effet de soulignement ou d'éclaircissement (le symbolisme quasi primaire du plan 2 était déjà on ne peut plus clair pour le spectateur), il est à la fois la cause et la traduction du mouvement intérieur qui anime le personnage de Rick Santoro et qui aboutit à cet aveu que le plan lui arrache littéralement : " J'ai jamais tué personne. " Les plans 2 et 4 ne se contentent pas ainsi de donner à voir à Santoro la réalité du monde dans lequel il évoluait jusque-là comme un poisson dans l'eau – l'argent qui est toujours d'une manière ou d'une autre le produit du sang versé ; les plans/vérité ne sont pas ici que des révélateurs inertes offerts au regard du protagoniste, ils peuvent également se muer en puissances actives qui influent sur ce personnage de policier corrompu et lui font sentir la limite morale au-delà de laquelle il ne pourra pas aller.

     Toutes choses que synthétise magnifiquement le dernier plan de Snake Eyes, qui se présente comme le symétrique (pas tout à fait exact) du premier plan : celui-ci était un faux plan-séquence constitué de quatre plans successifs dont les raccords étaient savamment dissimulés, notamment par le passage du vêtement sombre d'un personnage devant l'objectif – idée bien sûr empruntée à Rope (La Corde, 1948) d'Hitchcock, mais comme trouvaille d'ordre pratique et non comme motif propre à développement maniériste. À partir de quatre plans (d'un point de vue technique), De Palma construisait ainsi un seul plan (d'un point de vue théorique, mais aussi sensible, puisqu'en projection, les raccords étant à peu près invisibles, le spectateur était persuadé d'être confronté à la continuité d'une même prise) ; au contraire, à la toute fin du film, le réalisateur, à partir d'un plan techniquement unique (c'est-à-dire filmé en une seule prise), réalise si l'on ose dire deux plans théoriques, tant le dernier plan de Snake Eyes est clairement segmenté en deux parties de natures radicalement différentes, pour ne pas dire antagonistes.
     Rick Santoro ayant sauvé Julia (Kevin Dunne, filmé par une équipe de télévision alors qu'il cherche à l'abattre, se suicide faute de pouvoir sortir de l'image, il est littéralement tué par elle) est considéré comme un héros à Atlantic City ; sa toute nouvelle célébrité fait remonter au grand jour différentes affaires où il est accusé de corruption ; de star des médias, il devient traqué par eux ; un reportage télévisé le montre prenant la fuite à la sortie d'un tribunal, poursuivi par le cameraman. C'est par un fondu enchaîné avec cette dernière image que s'ouvre le plan-séquence qui clôt le film : un panoramique glisse le long d'une plage et d'une promenade de plaisance – il s'agit d'une partie du décor du climax dramatique du film, mais dans la mesure où celui-ci se déroulait la nuit, sous une pluie et un vent très violents, alors que la dernière scène a lieu lors de ce qui semble être un début d'après-midi ensoleillé, il faut quelques instants supplémentaires au spectateur pour identifier l'endroit. La caméra s'élève progressivement tandis que le panoramique continue et vient cadrer en légère contre-plongée un panneau où est représenté le casino dans lequel se déroulait l'action du film, le Powell Millennium, tel qu'il sera une fois la rénovation terminée. La caméra redescend à l'horizontale, découvrant Rick Santoro, au premier plan derrière une balustrade, en train d'allumer une cigarette (le personnage est cadré en plan américain), tandis qu'à l'arrière-plan, des ouvriers installés sur des échafaudages font manifestement une pause – l'attention du spectateur est attirée sur eux par le bruit d'un seau qui s'écrase, et les phrases parfaitement audibles qu'ils échangent à cette occasion (" Tu veux ma mort ou quoi ? ", " Bien joué, Al ", " Voilà à quoi servent les casques "). Santoro, qui s'est retourné en entendant tomber le seau, ne voit pas Julia arriver – elle entre dans le champ par le côté gauche du plan. Un lent travelling avant, au départ parfaitement insensible pour le spectateur, commence alors qu'ils discutent, accoudés à la balustrade (des passants traversent le champ derrière eux tout au long du dialogue, et les ouvriers restent à l'arrière-plan, immobiles et muets, simples spectateurs d'une histoire qui manifestement ne les concerne pas) : elle lui parle du témoignage qu'elle vient d'effectuer dans l'affaire des missiles qui avait conduit à l'assassinat du secrétaire d'État, lui dit que des arrestations ont été réalisées et que " la vie va vraiment changer à Atlantic City " ; il ne peut réprimer un rire et, lui montrant un point hors champ, au loin, lui raconte l'histoire de pirates qui, il y a plusieurs siècles, installaient de faux phares sur les rochers pour que les bateaux s'y éventrent (le thème musical du film, écrit par Ryuichi Sakamoto, apparaît alors sur la bande-son, en arrière-plan des dialogues) ; " une seule chose a changé depuis : les lumières sont plus brillantes " conclut-il. Elle lui pose des questions sur sa personne – ils sont maintenant cadrés en gros plan, après plus de deux minutes d'un travelling avant qui maintenant s'interrompt –, leur dialogue évoque une possible histoire d'amour à l'horizon, il lui fait une bise, elle le corrige en lui offrant un baiser, puis s'en va en quittant le plan par la gauche. Rick Santoro reste un moment muet, puis dit pour lui-même, d'un ton désabusé qui n'exclut pas l'ironie : " Après tout, je suis passé à la télé ", ce qui est une véritable " conclusion verbale ", selon l'expression de Bruno Di Marino à propos de la dernière phrase prononcée dans un film [4], puisque celle-ci fait écho à la première du personnage – " Je suis à la télé ? " – et rend par là compte de son évolution, du désir de reconnaissance publique à la juste conscience de la vanité de ces choses. Au-delà de cette seule réplique – qui a cependant valeur de synecdoque quant à l'évolution morale du personnage – toute la première partie du plan est en elle-même une conclusion au film, dans la meilleure tradition hollywoodienne (aucune nuance péjorative ne devant être attachée à ce dernier terme) : un happy end qui n'exclut pas la lucidité quant à la capacité d'une société à se moraliser, un certain lyrisme qui transparaît à travers plusieurs traits (la constitution d'un couple qui semble à l'horizon des dialogues échangés, l'utilisation de la musique doucement mélancolique de R. Sakamoto), une mise en scène à l'élégance discrète et comme apaisée, à même de mettre en valeur les qualités du dialogue et de la prestation des acteurs…
     Le plan pourrait se terminer là, ayant rempli ses obligations narratives auprès du public, lui ayant offert une conclusion crédible, mesurée et non dépourvue de plaisir – même si ledit public ne peut que regretter que Brian De Palma ait apparemment abandonné au final ce qui semblait être le grand enjeu de Snake Eyes, la recherche de plans/vérité ; sans doute le plan devrait-il même se terminer là, ayant accompli son projet de se rapprocher progressivement des personnages à mesure que leur dialogue devenait plus intime, et ce jusqu'au gros plan – le spectateur ne voit donc guère comment le plan pourrait tout simplement continuer, à moins de ne prendre du recul et d'effectuer un mouvement inverse à celui jusque-là orchestré. Le plan continue pourtant, et cela pendant prés de quatre minutes, alors que jusqu'à la dernière réplique de Santoro, il n'a duré qu'un peu plus de 3' 30'' – autrement dit, ce que nous avions un moment cru être la totalité du plan en était à peine la moitié. Le plan continue, mais l'on peut dans un premier temps penser que le récit s'arrête au moment du dernier dialogue du policier, puisque sur cette seconde partie du plan s'inscrit le traditionnel générique de fin. Si la coutume, surtout dans le cinéma américain, est de faire défiler ce dernier sur un fond noir ou, plus rarement, sur un arrêt sur image, la méthode à laquelle recourt De Palma à la fin de Snake Eyes – prolonger le dernier plan pour que les crédits du générique s'inscrivent sur une image toujours en mouvement –, aussi atypique soit-elle, n'est pas totalement inusitée, y compris dans des films produits par les grands studios. Clint Eastwood, par exemple, ne déteste pas avoir recours à de telles fins : le générique de Bird (1988) défile ainsi sur le plan de la rue par laquelle le convoi funéraire de Charlie Parker vient de disparaître, des voitures et des piétons traversant le champ de la caméra jusqu'à la fin des divers crédits ; de la même façon, le générique de True Crime (Jugé Coupable, 1999) s'inscrit sur le plan montrant la grande place illuminée par les décorations de Noël où Clint Eastwood s'éloigne pour rejoindre le hors champ, différents passants arpentant pendant plusieurs minutes l'espace offert de la sorte au regard.
     La différence (fondamentale) entre ces deux exemples et le générique de Snake Eyes, c'est que le projet d'Eastwood se borne à avoir l'élégance de laisser un peu de temps au temps – quitte pour cela à savamment mettre en scène une occupation du plan pendant plusieurs minutes – et permettre de la sorte au spectateur de sortir lentement de l'univers du film ; les derniers plans de ces deux films ont beau techniquement durer chacun quatre ou cinq minutes, leur longueur dramatique effective n'est que de trente secondes ou d'une minute (le temps que les premiers crédits du générique apparaissent et rompent le fil narratif jusque-là tissé). Au contraire, le dernier plan de Snake Eyes garde toute sa valeur jusqu'au fondu au noir qui vient lui mettre un terme, comme l'indiquent les (parfois légers mais constants) mouvements de caméra qui l'animent tout du long – là où Eastwood laissait bien évidemment sa caméra fixe – et la mention The end, qui n'apparaît que dans les dernières secondes du plan, alors que dans le cinéma contemporain, lorsque l'on use encore d'une telle mention, on la place traditionnellement avant que le générique ne défile. Le défilement des crédits – qui s'inscrivent alternativement sur les côtés pour éviter au maximum de masquer l'image – et le fait d'entendre sur la bande-son une quelconque chanson ne doivent pas masquer la valeur de ce qui se joue alors dans le plan – cette " pollution " visuelle et sonore n'empêchant nullement de profiter de ce qui se passe sur l'écran.
     Or, c'est un profond renversement qui affecte alors le plan lorsqu'il entre dans sa seconde partie : après la dernière réplique de Rick Santoro, la caméra l'abandonne, effectue un travelling avant et latéral (vers la gauche), comme si elle effaçait du plan le protagoniste – et par là même le corps de la star qui l'incarne (N. Cage) – pour se concentrer sur les ouvriers jusque-là restés à l'arrière-plan, simples figurants voués à meubler l'espace autour des acteurs vedettes. C'est précisément au moment où la caméra se fixe sur eux qu'un contremaître vient leur intimer l'ordre de retourner au travail – ceux qui, durant toute la première partie du plan, n'en avaient été que les spectateurs, en deviennent ainsi pleinement acteurs, se levant et se déployant pour occuper l'espace et prendre ainsi possession du cadre. Le spectateur ne peut alors que ressentir l'étrange impression d'un glissement d'un plan à l'autre dans la continuité d'une même prise – sensation fortement induite au strict plan technique par le passage de point, les ouvriers qui avaient été flous pendant plus de trois minutes accédant alors à la netteté du premier plan. [5]
     Pendant environ quatre minutes, De Palma donne ainsi à voir le travail de ces ouvriers, élevant à l'aide d'une grue une colonne de béton qu'ils installent précautionneusement à un endroit prédéterminé – rien de moins spectaculaire que ce labeur collectif réalisé en temps réel, et suivi par un lent travelling avant qui devient ponctuellement latéral pour accompagner le déplacement de la colonne. Stéphane Delorme parle avec justesse d'un " plan admirable où De Palma filme simplement le travail, dans un hors-film qui ouvre l'œuvre à son dehors. " [6] Le " dehors " en question sur lequel Snake Eyes s'ouvre, c'est aussi à ce moment-là – et toutes proportions gardées, la seconde partie du plan ne durant malgré tout que quatre minutes, et sa singularité étant masquée, et donc sans doute pour une part amoindrie, par le défilement du générique et l'utilisation de la chanson pour le coup très mainstream – une certaine tendance du cinéma underground qui a cherché à rendre les actions quotidiennes à leur temporalité propre, loin de l'accélération factice à laquelle les soumet le cinéma hollywoodien – le pionnier de ces recherches en même temps que leur plus fameux illustrateur étant bien sûr Warhol, avec ses films aux titres révélateurs comme Eat, Haircut ou le célèbre Sleep. Disons pour être juste que les quatre minutes d'élévation d'une colonne dans Snake Eyes représentent une étrange tentative pour produire dans le cadre hollywoodien un cinéma d'essence anti-hollywoodienne.
     Le plan n'en reste cependant pas là : durant la toute dernière minute, la colonne étant installée et les ouvriers semblant s'assurer de sa stabilité, la caméra prolonge son travelling avant de manière plus visible – sans que l'on puisse très bien déterminer si cette visibilité accrue du mouve-ment de caméra est uniquement due à la fixité de la colonne ou bien également à une légère accélération du travelling. La caméra finit ainsi par cadrer pendant plusieurs secondes en gros plan la main d'un ouvrier posée sur la colonne ; puis cette main se retire et révèle ce qu'elle masquait : un rubis incrusté dans la colonne – rubis qui provient sans nul doute de la bague d'une des complices de Kevin Dunne, abattue par lui et dont le corps a été enfoui dans le béton aux abords du casino. Cette fin de plan fait bien sûr écho aux propos pessimistes de Rick Santoro quant à la capacité de la société à se moraliser, le nouveau système s'érigeant manifestement sur les cadavres laissés par l'ancien ; mais, plus encore, le dévoilement du rubis transforme in fine les huit minutes de ce plan très long (le plus long du film) en un gigantesque plan/vérité, manière pour De Palma d'inviter le spectateur à considérer rétrospectivement l'ensemble des éléments contenus dans un tel plan-séquence – balayant une palette de modes cinématographiques très vaste, de la grande forme hol-lywoodienne à l'approche quasi documentaire, voire expérimentale – comme autant de préliminaires nécessaires à la mise à jour d'une vérité, d'autant plus difficile à atteindre qu'elle ne concerne plus une simple traîtrise individuelle mais la corruption d'un système tout entier. L'on se permettra donc de n'être pour une fois pas d'accord avec Stéphane Delorme qui, au nom de l'approche ma-niériste autrefois développée par le cinéaste (et dans laquelle " le monde des images ne laisse place à aucune vérité "), évoque à propos de cette toute fin de plan un " dévoilement maladroit " ; nous y voyons tout au contraire l'ultime geste, éminemment troublant, d'une véritable croyance de Brian De Palma envers les puissances propres au plan, seules à même de faire advenir un peu de vérité au sein du continuel mensonge de l'entreprise cinématographique.

Jean-Etienne PIERI

 

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1 Cf. L'art d'aimer, n° 4, p. 2-7.

2 "Traduit" dans le sous-titrage français par un " C'est pas vrai… " à la limite du contresens, dans la mesure où la force, destructrice pour Santoro, de ce plan/vérité est justement de couper court à toute dénégation.

3 Dans son article " Jouissance de l'œil ", Emmmanuel Burdeau note que l'image filmée depuis le ballon, " les Anglo-saxons appellent cela a nobody's shot " (Cahiers du cinéma, n° 529, p. 28). À ce titre, elle s'oppose aussi aux plans/vérité de Mission : Impossible, dont le statut d'" Ethan's shots " finissait par faire douter le spectateur de leur véracité.

4 Bruno Di Marino, " Le dernier photogramme, ou le finale cinématographique ", Trafic, n° 35, automne 2000, p. 140.

5 On pense alors à ce qu'écrivait Serge Daney, au sujet de l'émotion au cinéma : " On peut dire aussi : c'est le moment (musical – d'ailleurs souvent lié à la musique du film) où on passe d'un temps à un autre. Mais pas d'une façon mécanique, polyphonique plutôt. Comme si derrière le rythme jusque-là donné, il en existait un autre, différent, qui soudain s'impose, prend le relais " (L'Exercice a été profitable, Monsieur., P. O. L, 1993, p. 96).

6 S. Delorme, " À maintes reprises ", Cahiers du cinéma, n° 529, novembre 1998, p. 32-33.