Deux
autres plans/vérités, formellement assez
comparables au précédent mais d'une nature en
réalité toute différente, se trouvent
à la fin de cette même scène dans la
salle de contrôle vidéo : Kevin Dunne rejoint
Rick Santoro et, sachant que son ami est au courant de sa
complicité dans le meurtre du secrétaire
d'État, lui expose ses motivations (une sombre
histoire de missiles et de machination
militaro-industrielle, le MacGuffin du film) ; la
jeune femme, Julia, qui a vu Dunne et tenté de
prévenir le ministre, est le dernier témoin
à éliminer ; seul Santoro sait où elle
se cache ; Kevin Dunne propose alors au policier un million
de dollars pour qu'il lui donne l'information et accepte de
se taire. Les deux plans qui nous intéressent sont en
fait insérés dans un montage alterné
champ-contrechamp, procédé auquel recourt
parfois De Palma pour segmenter au montage en plusieurs
plans ce qui avait été obtenu au tournage dans
la continuité d'une prise unique ainsi, les
deux plans/vérité auxquels nous faisons
allusion n'en formaient sans doute qu'un au moment des
prises de vues, mais leur partition dans le film est en
l'espèce loin d'être arbitraire, puisque le
premier est fixe et le second en mouvement. Pour une bonne
compréhension de ces deux plans, il nous faut donc un
peu détailler ce montage alterné, soit cinq
plans qui constituent un petit ensemble presque autonome,
alors que Dunne, ayant fait sa proposition à Santoro,
se tient devant lui, et que le policier, profondément
troublé par les propos de son ami, vient de sortir
une cigarette et de l'allumer d'une main tremblante.
1) Plan en contre-plongée, décadré en
oblique, avec la main droite de Kevin Dunne au premier plan
(floue), près du bord gauche du cadre, et Rick
Santoro au second plan (net), sur le côté
droit, cadré à hauteur du thorax. Santoro
baisse la tête pour tirer une bouffée de sa
cigarette, mais interrompt brusquement son geste, comme s'il
avait remarqué quelque chose au sol.
2) Plan de demi-ensemble en plongée de la moquette
bleue, sur laquelle se trouve, légèrement
à gauche du centre du plan, un billet de cent dollars
ensanglanté et plié en quatre, de forme
rectangulaire (qui doit représenter tout au plus 1/20
de la surface cadrée par le plan).
3) Suite du plan n° 1 : cadre de départ
identique ; début d'un zoom avant vers le visage de
Santoro, qui fixe toujours la moquette ; le plan
s'interrompt lorsque le visage de Santoro est cadré
en gros plan, alors que le zoom continue.
4) Suite du plan n° 2 : le zoom avant (relativement
plus rapide que celui du plan n° 3) vers le billet
ensanglanté est déjà bien entamé
lorsque le plan commence ; au moment où le plan
s'interrompt, le billet est cadré en gros plan, alors
qu'il remplit presque toute la largeur du cadre, et que le
zoom continue.
5) Suite des plans n° 1 et 3 : le zoom avant
s'interrompt, le visage de Santoro étant cadré
en un gros plan très serré ; les yeux toujours
baissés, il dit faiblement, comme pour lui même
: " J'ai jamais tué personne. "
Ce montage alterné
personnage regardant / objet regardé, avec double
zoom avant, n'est pas sans précédent dans
l'uvre de Brian De Palma : on en trouve une
ébauche dans The Untouchables (Les
Incorruptibles, 1987), lorsque Eliot Ness, au palais de
justice, identifie l'assassin de Malone en voyant l'adresse
de celui-ci écrite dans un paquet d'allumettes, et
une autre dans Mission : Impossible, au moment
où Ethan Hunt ramasse une bible dans l'appartement
londonien, et aperçoit le tampon du Drake Hotel sur
la page de garde. Mais ces deux passages sont bien loin
d'avoir la force et l'importance de celui de Snake
Eyes, au regard duquel ils apparaissent au mieux comme
de simples brouillons : l'originalité du fragment qui
nous intéresse ici est d'abord de ne pas reposer sur
une révélation d'ordre
diégétique nulle découverte de
l'identité d'un quelconque traître n'est en
l'occurrence en jeu, au contraire des exemples
sus-cités, et à l'inverse même des types
de plans/vérité que nous avons
précédemment étudiés. Si les
plans 2 et 4 méritent pourtant également l'un
et l'autre pleinement ce titre de plan/vérité,
c'est dans la mesure où ils disent tous deux sans
fard la vérité profonde de l'univers
dépeint par Snake Eyes. Le billet
ensanglanté qui est le sujet de ces deux plans a en
fait été extorqué d'où le
sang qui le macule par Rick Santoro à un petit
dealer dès les premières minutes du film ; ne
pouvant s'en servir pour parier en raison de son
état, Santoro a vainement essayé de le
repasser au journaliste auquel il a accordé
l'exclusivité de la couverture du meurtre du
secrétaire d'État le billet
n'était donc jusque-là qu'un accessoire
très secondaire et tout au plus vaguement ironique
quant à la probité toute relative de Rick
Santoro. " L'audace " de De Palma n'est pas seulement ici de
recourir à un symbolisme que la plupart des
cinéastes auraient renoncé à employer
en raison de son apparente grossièreté (le
billet ensanglanté du plan 2 comme
révélateur de la nature du marché qu'on
lui propose) ; elle réside essentiellement dans la
croyance du cinéaste envers les puissances du plan :
le zoom avant du plan 4 n'est pas un effet de soulignement
ou d'éclaircissement (le symbolisme quasi primaire du
plan 2 était déjà on ne peut plus clair
pour le spectateur), il est à la fois la cause et la
traduction du mouvement intérieur qui anime le
personnage de Rick Santoro et qui aboutit à cet aveu
que le plan lui arrache littéralement : " J'ai
jamais tué personne. " Les plans 2 et 4 ne se
contentent pas ainsi de donner à voir à
Santoro la réalité du monde dans lequel il
évoluait jusque-là comme un poisson dans l'eau
l'argent qui est toujours d'une manière ou
d'une autre le produit du sang versé ; les
plans/vérité ne sont pas ici que des
révélateurs inertes offerts au regard du
protagoniste, ils peuvent également se muer en
puissances actives qui influent sur ce personnage de
policier corrompu et lui font sentir la limite morale
au-delà de laquelle il ne pourra pas aller.
Toutes
choses que synthétise magnifiquement le dernier plan
de Snake Eyes, qui se présente comme le
symétrique (pas tout à fait exact) du premier
plan : celui-ci était un faux plan-séquence
constitué de quatre plans successifs dont les
raccords étaient savamment dissimulés,
notamment par le passage du vêtement sombre d'un
personnage devant l'objectif idée bien
sûr empruntée à Rope (La
Corde, 1948) d'Hitchcock, mais comme trouvaille d'ordre
pratique et non comme motif propre à
développement maniériste. À partir de
quatre plans (d'un point de vue technique), De Palma
construisait ainsi un seul plan (d'un point de vue
théorique, mais aussi sensible, puisqu'en projection,
les raccords étant à peu près
invisibles, le spectateur était persuadé
d'être confronté à la continuité
d'une même prise) ; au contraire, à la toute
fin du film, le réalisateur, à partir d'un
plan techniquement unique (c'est-à-dire filmé
en une seule prise), réalise si l'on ose dire deux
plans théoriques, tant le dernier plan de Snake
Eyes est clairement segmenté en deux parties de
natures radicalement différentes, pour ne pas dire
antagonistes.
Rick Santoro ayant
sauvé Julia (Kevin Dunne, filmé par une
équipe de télévision alors qu'il
cherche à l'abattre, se suicide faute de pouvoir
sortir de l'image, il est littéralement tué
par elle) est considéré comme un héros
à Atlantic City ; sa toute nouvelle
célébrité fait remonter au grand jour
différentes affaires où il est accusé
de corruption ; de star des médias, il devient
traqué par eux ; un reportage
télévisé le montre prenant la fuite
à la sortie d'un tribunal, poursuivi par le
cameraman. C'est par un fondu enchaîné avec
cette dernière image que s'ouvre le
plan-séquence qui clôt le film : un panoramique
glisse le long d'une plage et d'une promenade de plaisance
il s'agit d'une partie du décor du climax
dramatique du film, mais dans la mesure où celui-ci
se déroulait la nuit, sous une pluie et un vent
très violents, alors que la dernière
scène a lieu lors de ce qui semble être un
début d'après-midi ensoleillé, il faut
quelques instants supplémentaires au spectateur pour
identifier l'endroit. La caméra s'élève
progressivement tandis que le panoramique continue et vient
cadrer en légère contre-plongée un
panneau où est représenté le casino
dans lequel se déroulait l'action du film, le
Powell Millennium, tel qu'il sera une fois la
rénovation terminée. La caméra
redescend à l'horizontale, découvrant Rick
Santoro, au premier plan derrière une balustrade, en
train d'allumer une cigarette (le personnage est
cadré en plan américain), tandis qu'à
l'arrière-plan, des ouvriers installés sur des
échafaudages font manifestement une pause
l'attention du spectateur est attirée sur eux par le
bruit d'un seau qui s'écrase, et les phrases
parfaitement audibles qu'ils échangent à cette
occasion (" Tu veux ma mort ou quoi ? ", " Bien
joué, Al ", " Voilà à quoi
servent les casques "). Santoro, qui s'est
retourné en entendant tomber le seau, ne voit pas
Julia arriver elle entre dans le champ par le
côté gauche du plan. Un lent travelling avant,
au départ parfaitement insensible pour le spectateur,
commence alors qu'ils discutent, accoudés à la
balustrade (des passants traversent le champ derrière
eux tout au long du dialogue, et les ouvriers restent
à l'arrière-plan, immobiles et muets, simples
spectateurs d'une histoire qui manifestement ne les concerne
pas) : elle lui parle du témoignage qu'elle vient
d'effectuer dans l'affaire des missiles qui avait conduit
à l'assassinat du secrétaire d'État,
lui dit que des arrestations ont été
réalisées et que " la vie va vraiment
changer à Atlantic City " ; il ne peut
réprimer un rire et, lui montrant un point hors
champ, au loin, lui raconte l'histoire de pirates qui, il y
a plusieurs siècles, installaient de faux phares sur
les rochers pour que les bateaux s'y éventrent (le
thème musical du film, écrit par Ryuichi
Sakamoto, apparaît alors sur la bande-son, en
arrière-plan des dialogues) ; " une seule chose a
changé depuis : les lumières sont plus
brillantes " conclut-il. Elle lui pose des questions sur
sa personne ils sont maintenant cadrés en gros
plan, après plus de deux minutes d'un travelling
avant qui maintenant s'interrompt , leur dialogue
évoque une possible histoire d'amour à
l'horizon, il lui fait une bise, elle le corrige en lui
offrant un baiser, puis s'en va en quittant le plan par la
gauche. Rick Santoro reste un moment muet, puis dit pour
lui-même, d'un ton désabusé qui n'exclut
pas l'ironie : " Après tout, je suis passé
à la télé ", ce qui est une
véritable " conclusion verbale ", selon
l'expression de Bruno Di Marino à propos de la
dernière phrase prononcée dans un film
[4], puisque
celle-ci fait écho à la première du
personnage " Je suis à la
télé ? " et rend par là
compte de son évolution, du désir de
reconnaissance publique à la juste conscience de la
vanité de ces choses. Au-delà de cette seule
réplique qui a cependant valeur de synecdoque
quant à l'évolution morale du personnage
toute la première partie du plan est en
elle-même une conclusion au film, dans la meilleure
tradition hollywoodienne (aucune nuance péjorative ne
devant être attachée à ce dernier terme)
: un happy end qui n'exclut pas la lucidité
quant à la capacité d'une
société à se moraliser, un certain
lyrisme qui transparaît à travers plusieurs
traits (la constitution d'un couple qui semble à
l'horizon des dialogues échangés,
l'utilisation de la musique doucement mélancolique de
R. Sakamoto), une mise en scène à
l'élégance discrète et comme
apaisée, à même de mettre en valeur les
qualités du dialogue et de la prestation des
acteurs
Le plan pourrait se terminer
là, ayant rempli ses obligations narratives
auprès du public, lui ayant offert une conclusion
crédible, mesurée et non dépourvue de
plaisir même si ledit public ne peut que
regretter que Brian De Palma ait apparemment
abandonné au final ce qui semblait être le
grand enjeu de Snake Eyes, la recherche de
plans/vérité ; sans doute le plan
devrait-il même se terminer là, ayant
accompli son projet de se rapprocher progressivement des
personnages à mesure que leur dialogue devenait plus
intime, et ce jusqu'au gros plan le spectateur ne
voit donc guère comment le plan pourrait tout
simplement continuer, à moins de ne prendre du recul
et d'effectuer un mouvement inverse à celui
jusque-là orchestré. Le plan continue
pourtant, et cela pendant prés de quatre minutes,
alors que jusqu'à la dernière réplique
de Santoro, il n'a duré qu'un peu plus de 3' 30''
autrement dit, ce que nous avions un moment cru
être la totalité du plan en était
à peine la moitié. Le plan continue, mais l'on
peut dans un premier temps penser que le récit
s'arrête au moment du dernier dialogue du policier,
puisque sur cette seconde partie du plan s'inscrit le
traditionnel générique de fin. Si la coutume,
surtout dans le cinéma américain, est de faire
défiler ce dernier sur un fond noir ou, plus
rarement, sur un arrêt sur image, la méthode
à laquelle recourt De Palma à la fin de
Snake Eyes prolonger le dernier plan pour que
les crédits du générique s'inscrivent
sur une image toujours en mouvement , aussi atypique
soit-elle, n'est pas totalement inusitée, y compris
dans des films produits par les grands studios. Clint
Eastwood, par exemple, ne déteste pas avoir recours
à de telles fins : le générique de
Bird (1988) défile ainsi sur le plan de la rue
par laquelle le convoi funéraire de Charlie Parker
vient de disparaître, des voitures et des
piétons traversant le champ de la caméra
jusqu'à la fin des divers crédits ; de la
même façon, le générique de
True Crime (Jugé Coupable, 1999)
s'inscrit sur le plan montrant la grande place
illuminée par les décorations de Noël
où Clint Eastwood s'éloigne pour rejoindre le
hors champ, différents passants arpentant pendant
plusieurs minutes l'espace offert de la sorte au regard.
La différence
(fondamentale) entre ces deux exemples et le
générique de Snake Eyes, c'est que le
projet d'Eastwood se borne à avoir
l'élégance de laisser un peu de temps au temps
quitte pour cela à savamment mettre en
scène une occupation du plan pendant plusieurs
minutes et permettre de la sorte au spectateur de
sortir lentement de l'univers du film ; les derniers plans
de ces deux films ont beau techniquement durer chacun quatre
ou cinq minutes, leur longueur dramatique effective n'est
que de trente secondes ou d'une minute (le temps que les
premiers crédits du générique
apparaissent et rompent le fil narratif jusque-là
tissé). Au contraire, le dernier plan de Snake Eyes
garde toute sa valeur jusqu'au fondu au noir qui vient lui
mettre un terme, comme l'indiquent les (parfois
légers mais constants) mouvements de caméra
qui l'animent tout du long là où
Eastwood laissait bien évidemment sa caméra
fixe et la mention The end, qui
n'apparaît que dans les dernières secondes du
plan, alors que dans le cinéma contemporain, lorsque
l'on use encore d'une telle mention, on la place
traditionnellement avant que le générique ne
défile. Le défilement des crédits
qui s'inscrivent alternativement sur les
côtés pour éviter au maximum de masquer
l'image et le fait d'entendre sur la bande-son une
quelconque chanson ne doivent pas masquer la valeur de ce
qui se joue alors dans le plan cette " pollution "
visuelle et sonore n'empêchant nullement de profiter
de ce qui se passe sur l'écran.
Or, c'est un profond
renversement qui affecte alors le plan lorsqu'il entre dans
sa seconde partie : après la dernière
réplique de Rick Santoro, la caméra
l'abandonne, effectue un travelling avant et latéral
(vers la gauche), comme si elle effaçait du plan le
protagoniste et par là même le corps de
la star qui l'incarne (N. Cage) pour se concentrer
sur les ouvriers jusque-là restés à
l'arrière-plan, simples figurants voués
à meubler l'espace autour des acteurs vedettes. C'est
précisément au moment où la
caméra se fixe sur eux qu'un contremaître vient
leur intimer l'ordre de retourner au travail ceux
qui, durant toute la première partie du plan, n'en
avaient été que les spectateurs, en deviennent
ainsi pleinement acteurs, se levant et se déployant
pour occuper l'espace et prendre ainsi possession du cadre.
Le spectateur ne peut alors que ressentir l'étrange
impression d'un glissement d'un plan à l'autre dans
la continuité d'une même prise sensation
fortement induite au strict plan technique par le passage de
point, les ouvriers qui avaient été flous
pendant plus de trois minutes accédant alors à
la netteté du premier plan. [5]
Pendant environ quatre
minutes, De Palma donne ainsi à voir le travail de
ces ouvriers, élevant à l'aide d'une grue une
colonne de béton qu'ils installent
précautionneusement à un endroit
prédéterminé rien de moins
spectaculaire que ce labeur collectif réalisé
en temps réel, et suivi par un lent travelling avant
qui devient ponctuellement latéral pour accompagner
le déplacement de la colonne. Stéphane Delorme
parle avec justesse d'un " plan admirable où De
Palma filme simplement le travail, dans un hors-film
qui ouvre l'uvre à son dehors. "
[6] Le " dehors " en
question sur lequel Snake Eyes s'ouvre, c'est aussi
à ce moment-là et toutes proportions
gardées, la seconde partie du plan ne durant
malgré tout que quatre minutes, et sa
singularité étant masquée, et donc sans
doute pour une part amoindrie, par le défilement du
générique et l'utilisation de la chanson pour
le coup très mainstream une certaine
tendance du cinéma underground qui a
cherché à rendre les actions quotidiennes
à leur temporalité propre, loin de
l'accélération factice à laquelle les
soumet le cinéma hollywoodien le pionnier de
ces recherches en même temps que leur plus fameux
illustrateur étant bien sûr Warhol, avec ses
films aux titres révélateurs comme Eat,
Haircut ou le célèbre Sleep.
Disons pour être juste que les quatre minutes
d'élévation d'une colonne dans Snake
Eyes représentent une étrange tentative
pour produire dans le cadre hollywoodien un cinéma
d'essence anti-hollywoodienne.
Le plan n'en reste cependant
pas là : durant la toute dernière minute, la
colonne étant installée et les ouvriers
semblant s'assurer de sa stabilité, la caméra
prolonge son travelling avant de manière plus visible
sans que l'on puisse très bien
déterminer si cette visibilité accrue du
mouve-ment de caméra est uniquement due à la
fixité de la colonne ou bien également
à une légère accélération
du travelling. La caméra finit ainsi par cadrer
pendant plusieurs secondes en gros plan la main d'un ouvrier
posée sur la colonne ; puis cette main se retire et
révèle ce qu'elle masquait : un rubis
incrusté dans la colonne rubis qui provient
sans nul doute de la bague d'une des complices de Kevin
Dunne, abattue par lui et dont le corps a été
enfoui dans le béton aux abords du casino. Cette fin
de plan fait bien sûr écho aux propos
pessimistes de Rick Santoro quant à la
capacité de la société à se
moraliser, le nouveau système s'érigeant
manifestement sur les cadavres laissés par l'ancien ;
mais, plus encore, le dévoilement du rubis transforme
in fine les huit minutes de ce plan très long
(le plus long du film) en un gigantesque
plan/vérité, manière pour De Palma
d'inviter le spectateur à considérer
rétrospectivement l'ensemble des
éléments contenus dans un tel
plan-séquence balayant une palette de modes
cinématographiques très vaste, de la grande
forme hol-lywoodienne à l'approche quasi
documentaire, voire expérimentale comme autant
de préliminaires nécessaires à la mise
à jour d'une vérité, d'autant plus
difficile à atteindre qu'elle ne concerne plus une
simple traîtrise individuelle mais la corruption d'un
système tout entier. L'on se permettra donc de
n'être pour une fois pas d'accord avec Stéphane
Delorme qui, au nom de l'approche ma-niériste
autrefois développée par le cinéaste
(et dans laquelle " le monde des images ne laisse place
à aucune vérité "), évoque
à propos de cette toute fin de plan un "
dévoilement maladroit " ; nous y voyons tout
au contraire l'ultime geste, éminemment troublant,
d'une véritable croyance de Brian De Palma envers les
puissances propres au plan, seules à même de
faire advenir un peu de vérité au sein du
continuel mensonge de l'entreprise
cinématographique.
Jean-Etienne PIERI
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1 Cf.
L'art d'aimer, n° 4, p.
2-7.
2
"Traduit" dans le sous-titrage français par un "
C'est pas vrai
" à la limite du
contresens, dans la mesure où la force, destructrice
pour Santoro, de ce plan/vérité est justement
de couper court à toute dénégation.
3
Dans son article " Jouissance de l'il ", Emmmanuel
Burdeau note que l'image filmée depuis le ballon, "
les Anglo-saxons appellent cela a nobody's shot "
(Cahiers du cinéma, n° 529, p. 28).
À ce titre, elle s'oppose aussi aux
plans/vérité de Mission : Impossible,
dont le statut d'" Ethan's shots " finissait par
faire douter le spectateur de leur
véracité.
4
Bruno Di Marino, " Le dernier photogramme, ou le finale
cinématographique ", Trafic, n° 35,
automne 2000, p. 140.
5
On pense alors à ce qu'écrivait Serge Daney,
au sujet de l'émotion au cinéma : " On peut
dire aussi : c'est le moment (musical d'ailleurs
souvent lié à la musique du film) où on
passe d'un temps à un autre. Mais pas d'une
façon mécanique, polyphonique plutôt.
Comme si derrière le rythme jusque-là
donné, il en existait un autre, différent, qui
soudain s'impose, prend le relais " (L'Exercice a
été profitable, Monsieur., P. O. L, 1993,
p. 96).
6
S. Delorme, " À maintes reprises ", Cahiers du
cinéma, n° 529, novembre 1998, p. 32-33.
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