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LA PARTITION SILENCIEUSE DE L'ÉDUCATION SENTIMENTALE

 

Il me semble que j'écris mal, tu vas lire ça froidement, je ne dis rien de ce que je veux dire. C'est que mes phrases se heurtent comme des soupirs, pour les comprendre il faut combler ce qui sépare l'une de l'autre, tu le feras n'est-ce pas ?

Lettre à Louise Colet, 4-5 août 1846

 

      L'Éducation sentimentale commence comme un voyage : par un embarquement. Le roman s'ouvre en décrivant l'agitation du départ qui, une fois que le bateau aura quitté la rive, cessera peu à peu (" Le tumulte s'apaisait ; tous avaient pris leur place […] "). La situation peut faire penser à celle d'un théâtre quand le silence succède au brouhaha tandis que les lumières s'éteignent et que la scène va s'illuminer. Flaubert semble reproduire cette mise en place bruyante au seuil et au sein même du roman, comme si c'était pour l'histoire elle-même que les personnages et avec eux le lecteur embarquaient.
     Durant tout le premier chapitre, Flaubert reviendra plusieurs fois sur la fonction créatrice de récit du bateau : les paysages et les villas qui bordent la Seine sont, toujours à distance, l'occasion pour les passagers de se raconter les histoires de leurs rêves. Ainsi, en voyant " ces coquettes résidences, si tranquilles ", chacun s'imagine " vivre là jusqu'à la fin de ses jours " avec " un bon billard, une chaloupe, une femme ou quelque autre rêve. " Dès le départ, Flaubert a lui-même décrit ce phénomène visuel au centre duquel se trouvent placés les spectateurs-passagers : " les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d'usines, filèrent comme deux larges rubans que l'on déroule. " Il n'est pas impossible de voir dans ce mouvement une réalisation presque à la lettre de la formule de Stendhal : " Un roman : c'est un miroir qu'on promène le long d'un chemin. " [1] Ici, le bateau comme foyer visuel a remplacé le miroir, il est salle de spectacle, il remonte le fil de la rivière [2] comme le roman s'est mis à dévider le " ruban " du récit.
     En mettant ainsi en scène son commencement en le redoublant par un embarquement au petit matin et en s'installant à bord d'un bateau qui fait défiler le paysage, l'écriture affirme en filigrane son projet : nous faire voyager au cœur du monde, au cœur des choses. Et c'est seulement une fois que les berges ont entamé leur "déroulement" programmatique, une fois que le processus du récit a ainsi été enclenché, que l'histoire peut effectivement débuter en désignant le premier de ses personnages : " Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux ", le jeune homme du sous-titre, Frédéric Moreau.
     De même que pour le roman, l'embarquement de son personnage principal doit s'entendre en un double sens, à la fois effectif et métaphorique. Le jeune homme qui vient de prendre place à bord du Ville-de-Montereau a en effet dix-huit ans, il vient d'être reçu bachelier et c'est pour lui au sortir de la chrysalide de l'enfance et de l'adolescence le véritable départ dans la vie. Son âme est pleine de projets d'avenir : il " pensait à la chambre qu'il occuperait là-bas, au plan d'un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures. " C'est d'ailleurs précisément au cours de cette excursion fluviale qu'a lieu l'" apparition " de celle qui sera l'amour de toute une vie et l'enjeu principal de cette " histoire d'un jeune homme " : Mme Arnoux. En écho à ces desseins, à ces espoirs qui le projettent dans le futur de son existence, Frédéric assiste lui aussi au défilement du paysage. Ces images réelles offrent, tout proche, le visage du bonheur. La distance du rêve à sa réalisation peut ainsi sembler s'abolir et la vision d'une balustrade sur une terrasse " où l'on pouvait s'accouder " suffit pour pressentir, déjà, le geste qu'elle appelle, pour commencer, déjà, à l'habiter à distance. Mais Frédéric est bien conscient que cette proximité est trompeuse. Les images qu'il voit passer sont les signaux d'une réalité qui demeure inflexiblement parallèle et, quoiqu'apparemment bien mince, la limite qui sépare ses aspirations et leur apparente concrétisation dans le monde n'en est pas moins infranchissable : " le bateau pouvait s'arrêter, ils n'avaient qu'à descendre ; et cette chose bien simple n'était pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil ! "
     C'est ainsi que l'on peut voir s'annoncer les deux principaux enjeux du roman : tout d'abord, les aspirations du héros ont pris un relief nouveau. Les belles propriétés des bords de Seine, Jacques Arnoux campé en personnage important du monde des arts et enfin Mme Arnoux, l'" apparition ", proposent des incarnations qui ne peuvent que susciter avec une force nouvelle les désirs et les ambitions de Frédéric. Le roman se dessine désormais comme le récit de la tentative de réalisation de cet élan initial. En second lieu, si l'on a pu faire un rapprochement entre la situation du lecteur face au récit et celle du voyageur face au défilé des rives, la question est de savoir jusqu'où l'écriture peut parvenir à gommer la distance du lecteur au monde auquel elle se propose de l'introduire. Dans les deux cas, le roman s'engage dans la réduction d'un écart.

     Sur le plan des ambitions du héros, le chapitre 5 de la troisième partie scelle déjà la fin du récit. Les deux suivants sont significativement les plus brefs de tout le roman et à chaque fois il s'agit, après un long laps de temps, d'un dialogue entre deux personnages qui reviennent sur les événements du roman plus qu'ils ne les prolongent. Ce chapitre cumule ainsi les désillusions sur le plan politique (échec de la révolution), de l'ascension sociale (rupture avec la riche veuve Dambreuse), de l'amitié (Deslaurier procède à la vente publique du mobilier de Mme Arnoux et le supplante auprès de Mlle Louise ; mais surtout, bien sûr, Sénécal tue Dussardier pendant la répression sous les yeux de Frédéric) et des liaisons amoureuses (il quitte Mme Dambreuse et Rosanette, il se détourne de Louise). La fin des espérances se double très concrètement dans ce chapitre d'un abandon des lieux. Comme si Frédéric avait usé toutes les places, il fuit successivement chacun des endroits où il se trouve ; chaque lieu le révulse, le repousse vers un autre : son " dégoût de Paris " vers Nogent " à l'ombre du toit natal avec des cœurs ingénus ", Nogent qu'il quitte aussitôt " honteux, vaincu, écrasé " pour Paris, Paris où l'accueille la mort de Dussardier et auquel succèdera la longue série des voyages évoquée par quelques lignes en ouverture du chapitre 6. La perte de ses espérances vide de sens jusqu'aux aires géographiques qui leur ont servi de cadre, de telle sorte que l'abandon des unes ne peut aller sans l'abandon effectif des autres.
     Mme Arnoux, et l'amour, n'échappent pas à cet effondrement général : l'une de ses escroqueries finit par se retourner contre Jacques Arnoux et par le mener à la banqueroute, Mme Arnoux a dû quitter Paris, Frédéric l'imagine " livrée à tous les hasards de la misère ", elle subit l'humiliation d'une vente publique et Frédéric voit brader sous ses yeux les objets qui constituaient le décor de son sanctuaire, profanés par la foule : " les jupons, les fichus, les mouchoirs et jusqu'aux chemises étaient passés de main en main, retournés […] – et le partage de ces reliques, où il retrouvait confusément les formes de ses membres, lui semblait une atrocité, comme s'il avait vu des corbeaux déchiquetant son cadavre " et par le boniment irrévérencieux des crieurs : " Avec un peu de blanc d'Espagne, ça brillera ! " Ce démembrement marque la mort symbolique de Mme Arnoux et avec elle celle du roman, qui semble ici procéder à la vente prématurée de son propre décor. Ainsi quand Mme Dambreuse se met en tête, non sans malignité, d'acquérir le coffret, Frédéric l'exhorte à " ne pas dépouiller les morts de leurs secrets ". Certes, Mme Arnoux vit encore " Je ne la croyais pas si morte " ne se prive d'ailleurs pas de lui répondre Mme Dambreuse , mais il est déjà évident pour Frédéric qu'il ne la reverra plus. Malgré cela, son amour semble persister, peut-être renforcé par les épreuves. Ainsi, au sortir de la vente, il quitte Mme Dambreuse. C'est à ses yeux un beau geste ; mais assez coûteux, puisque Frédéric vient de sacrifier l'ascension sociale qu'il avait jusqu'ici recherchée, et d'ailleurs sans doute plutôt impulsif puisqu'à la réflexion " il fut étonné de son action, et une courbature infinie l'accabla. " De sorte que même ce grand amour demeure une chose indécise.
     En se donnant comme le contre-pied du premier chapitre, le chapitre suivant (III, 6) confère sa véritable résonance à ce long processus de désillusion. Le " Il voyagea " fait ainsi écho au " il avait voyagé " qualifiant Arnoux au tout début du roman ; mais ce qui était alors, aux yeux pleins d'admiration de Frédéric, un titre de gloire supplémentaire, a ici perdu toute sa saveur comme si Frédéric était passé sur l'autre bord du réel, celui où le regard épuise désormais les choses qui avaient été riches de promesses. Les bateaux distillent désormais " la mélancolie " quand l'excursion fluviale du premier chapitre suscitait l'enthousiasme (" Le plaisir tout nouveau d'une excursion maritime facilitait les épanchements. […] Beaucoup chantaient. On était gai. "). De même, alors que le premier mettait en scène l'" apparition " de Mme Arnoux, c'est dans celui-ci que Frédéric et le lecteur prennent congé de celle qui fut le fil conducteur du roman autant que celui de la vie de Frédéric. L'un et l'autre font ainsi le deuil des ambitions qui les menaient et leur interruption met ainsi, à double titre, un terme à l'" histoire d'un jeune homme ".

L'Éducation sentimentale relate ainsi le cheminement par lequel Frédéric fait l'apprentissage de cette façon qu'a le monde de ne jamais se ramener à la plénitude, à la précision de l'aspiration initiale. Le chapitre 5 est constitué par le récit des abandons et des désenchantements successifs. Au terme de l'accumulation, avec le dégoût final suscité par le spectacle de Sénécal tuant Dussardier, se consomme, quelques pages avant la fin du roman et avec la fin du récit lui-même, l'" éducation " de Frédéric. Il ne peut que rester bouche bée, " béant ", puisque cette initiation est le fruit des épreuves successives et qu'aucune idée ne saurait la résumer ou la circonscrire. Ce qu'apprend Frédéric, c'est qu'il n'y a plus rien à dire. L'écrivain en prend acte : Flaubert coupe net sans qu'il y ait eu de retour sur la résonance de la scène sur Frédéric. Il y a un blanc. Le lecteur doit tourner la page et tombe alors sur l'ouverture du chapitre 6 : " Il voyagea ", qui fait l'effet d'être la réponse indirecte à ce dégoût final et paroxystique qui échappe au discours. Par ce voyage, Frédéric échappe à la scène et entame ce que sera désormais son existence et qui s'apparente à un long mutisme. En ce sens il n'y a pas de roman d'apprentissage qui soit capable de rendre absolument compte du cheminement de la désillusion et de l'usure. Les deux " épilogues " parce qu'ils nous confrontent à un Frédéric mûr, placent l'écriture dans la situation de venir après ce qu'elle n'a pas su dire.
     L'avant-dernier chapitre, à l'image de son ouverture par un long silence qui échappe à l'écriture, est celui qui aborde le plus frontalement le thème de l'intransmissible. La visite de Mme Arnoux, qui est peut-être le point aveugle vers lequel tendait tout le roman tant le personnage resté insaisissable semblait être comme la clé de l'énigme, est cependant entièrement contaminée par le silence. Au moment où ils se retrouvent, tandis que se sont écoulées quatorze années de silence, Frédéric et Mme Arnoux restent d'abord " sans pouvoir parler ", puis Mme Arnoux ne s'exprime qu'" avec de longs intervalles entre ses mots " ou bien " après un long silence " et le chapitre, le plus court de tout le roman si l'on excepte le dialogue final entre Frédéric et Deslaurier, s'achève ainsi très rapidement, quand " ils ne trouv[ent] plus rien à se dire ", moins par la nécessité du récit, semble-t-il, que par la raréfaction des paroles échangées. Il y a certes souvent des silences dans les conversations chez Flaubert. Mais leur notation est ici récurrente alors même que l'enjeu de la scène, puisque c'est la première fois que Mme Arnoux et Frédéric se parlent à cœur ouvert, semblait devoir les faire disparaître. La signification des silences paraît donc devoir être moins la marque de l'indigence des sentiments que celle du souci de ne pas surcharger leur rencontre par des paroles qui ne pourraient être qu'en décalage. Quand onze heures sonnent Mme Arnoux, qui s'est déjà trop attardée, fixe un terme : " au quart, je m'en irai. " Il ne s'agit plus que d'attendre ce terme artificiel et l'on comprend alors la véritable portée du silence, qui n'est pas le fruit d'un moment d'intensité amoureuse partagée au-delà des mots. Il s'agit au contraire d'une attente un peu vide : " elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. " La scène pourrait presque trouver place sur le quai d'une gare. Cette attente qui n'est porteuse d'aucune promesse est pourtant prolongée au-delà de l'heure fixée. Il est onze heures vingt-cinq quand Mme Arnoux s'en va. L'attente qu'ils s'accordent l'un à l'autre est un moyen de s'entre-signifier une passion qu'ils ont renoncée à pouvoir dire. Le langage n'autorise pas à sortir de la convention qui le constitue, sa seule utilité, à l'image de tout mode de communication fût-il comme ici la simple présence silencieuse , est de faire signe [3].
     Mais dès lors que l'essentiel de cet amour échappe à sa fixation dans la langue et que cette dernière ne permet pas tant de le dire que de le signaler, cet amour court toujours le risque du vacillement et de l'effacement. Ainsi, quand Frédéric aperçoit les cheveux blancs de Mme Arnoux son amour court un instant le risque de ne plus s'adresser qu'à un souvenir. Il se réfugie alors aussitôt dans " les phrases " en se mettant " à lui dire des tendresses " [4], et par ces lieux communs de la conversation amoureuse qui pallient à la défaillance des sentiments, " Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce qu'il disait. " Parce que ces phrases ne sont que des signes extérieurs sans garantie de la réalité d'un sentiment qu'elles proclament, elles peuvent remplacer un sentiment défaillant, mais jettent la suspicion, désormais, sur le motif même de ce discours. Cette première incertitude se trouvera confirmée à la fin de la visite : quand il entraperçoit l'idée qu'elle soit venue pour s'offrir, alors qu'il se trouve " pris d'une convoitise plus forte que jamais ", Frédéric hésite, et renonce finalement. La première raison qu'il se donne procède, indéniablement, d'un sentiment flatteur pour Mme Arnoux : c'est " l'effroi d'un inceste ", c'est-à-dire la crainte de toucher son idéal ; mais il s'en ajoute une autre : la crainte " d'en avoir dégoût plus tard ", c'est-à-dire de voir l'amour de toute une vie passer comme un autre, pas différent d'un autre (Rosanette, Mme Dambreuse, etc.) et derrière celle-ci, plus sourde, la crainte de s'être trompé si longtemps, et de le découvrir. Un dernier motif apparaît enfin : l'" embarras ", traduire "l'embarras matériel", pour l'existence bourgeoise, que représenterait cette liaison avec une femme mariée, l'organisation des rencontres, la régularité des entrevues, la simple perspective des inconvénients de cette demi-vie de couple, etc. Percevant ce mouvement, mais n'en saisissant que le premier mobile, Mme Arnoux est " émerveillée " : " Comme vous êtes délicat ! ", dit-elle. L'écart, entre ces deux personnages qui s'aiment, réapparaît ici clairement. Au moment où ils se réunissent, Frédéric ne peut que constater la distance qui demeure entre eux. Les trois mobiles, allant du plus noble au plus prosaïque, maintiennent quant à eux la nature de son amour dans une interprétation indécise, y compris à ses propres yeux.
     Le chapitre lui-même se clôt sur cette énigme. La conclusion du chapitre, et avec lui du roman comme histoire sentimentale, n'est en effet conclusive que par défaut : Mme Arnoux s'en va, elle n'est plus là pour donner sa trame au roman qui dès lors s'interrompt. Mais ce départ n'apporte aucune réponse. Le lecteur conserve, il faut bien le dire, l'image d'un personnage pâle, effacé ; à ce titre il se rappelle que Deslaurier la trouvait " pas mal, sans avoir pourtant rien d'extraordinaire " (I, 5) ; la scène de l'" apparition ", comprend-t-on alors, ne brillait d'un certain éclat que parce qu'elle était vue par les yeux de Frédéric, qui constatait d'ailleurs lui-même, mais presque comme un paradoxe, que " ceux qui étaient là, pourtant, n'avaient pas l'air de la remarquer. " Le lecteur se souvient aussi d'une remarque intrigante de Rosanette, durant la scène de séparation, au sujet de Mme Arnoux : " des yeux grands comme des soupiraux de cave, et vides comme eux " (III, 5). Ce qu'est Mme Arnoux, pour Frédéric, ne peut se décrire positivement, elle ne saurait se réduire à un ensemble de qualités. Pour cerner une dernière fois la passion de toute une vie, Flaubert laisse le lecteur devant la vacuité d'un départ, devant un vide qui entoure quelques rares faits, qu'il doit combler comme le faisait Frédéric en mettant dans les phrases des romans " Tout ce qu'on y blâme d'exagéré, vous me l'avez fait ressentir ", dit-il à Mme Arnoux ce qu'il fallait pour, de poncifs et de platitudes, faire des vérités. D'où la nécessité, plus impérieuse encore dans ces dernières pages, d'accroître la part du silence. La dernière phrase du chapitre, " Et ce fut tout ", en est l'aboutissement. C'est le paradoxe de l'énonciation même du fait qu'il n'y a plus rien à dire et une façon de faire durer artificiellement comme l'heure fixée par Mme Arnoux faisait durer artificiellement leur dernière entrevue , d'augmenter l'histoire, pour la faire résonner encore un peu, d'une dernière phrase qui, n'ayant qu'une valeur de ponctuation, est seulement constituée de quatre monosyllabes comme pour aller au plus simple, au plus bref, quand le plus simple aurait précisément été de ne pas la dire. Cette phrase ne peut donc se concevoir que comme la tentative de dessiner un creux, un espace, un vide entre les lignes. Puisque " les phrases " ne veulent plus rien dire en elles-mêmes, c'est par la résonance autour que l'écrivain peut encore espérer tenir un propos qui ne soit pas totalement insignifiant. Puisque la langue est vieille et usée tout l'enjeu est alors de rendre " la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions " [5], et ce sont simplement les espaces ménagés entre ces expressions qui pourront les faire paraître sous un jour unique et particulier, elles qui sont les traces de l'expérience commune.
     C'est pourquoi, dans les deux derniers chapitres du roman, Flaubert s'emploie à faire le vide, à retenir le flot continu de la langue, à l'obliger à des pauses, à des " soupirs ", au sens musical. Outre les grands laps de temps qui s'écoulent entre les derniers chapitres [6], cela se manifeste ne serait-ce que visuellement par l'utilisation répétée des retours à la ligne dans une proportion bien supérieure au reste du roman. On peut ainsi compter dans l'avant-dernier chapitre, qui ne représente pourtant guère plus de 5 ou 6 pages, plus d'une dizaine de paragraphes de quelques mots seulement. La langue remplit tout ce dont elle parle, y compris les vides du silence, elle engloutit tout dans un mouvement uniforme. Dans cette succession de mots, au sein de ce " Trottoir roulant ", pour reprendre l'expression de Proust, la phrase brève rejetée en alinéa introduit en même temps qu'une aspérité qui retient le regard, une pause, voire une rupture, dans l'enchaînement du discours.
     Mais aucun procédé, puisqu'il risque toujours de devenir lui-même répétition, ne suffit bien sûr à introduire cette résonance qui donne leur valeur aux mots. Il n'a donc d'autre sens que d'indiquer au lecteur la nécessité pour comprendre le texte de réintroduire les blancs entre les phrases, de tenir compte de l'absence chez Flaubert, entre deux paragraphes, de ceux qui, quoiqu'écartés du texte final, continuent de le hanter [7]. C'est ainsi que la quasi-demi-heure de silence entre Mme Arnoux et Frédéric, à la fin de leur dernière rencontre, n'est rendue que par quelques lignes dont la lecture ne prend qu'un instant. Le lecteur ne peut que ressentir à ce moment toute la distance qui le sépare des personnages. Rappelons qu'un peu plus haut déjà, la phrase de Frédéric à propos des " passages d'amour dans les livres " (formulation qui ne peut pas ne pas faire penser à la scène présente) avait déjà fait allusion à cet écart : " Tout ce qu'on y blâme d'exagéré, vous me l'avez fait ressentir " disait-il, comme si, en définitive, tout dépendait de la reprise qui est faite par le lecteur, de sa façon de combler les vides entre des phrases qui ne paraissent qu'exagérations tant qu'une expérience singulière ne leur a pas donné sens. L'Éducation sentimentale nous oblige en effet à envisager entre le lecteur et l'auteur une connivence obscure mais essentielle, qui se fait en marge de l'écriture mais qui en est la substance.
     Les silences ne traduisent donc pas l'échec du discours, ils sont l'espace laissé à ce véritable lecteur qui doit lui-même être " artiste " et qui doit savoir montrer à la fois " une grande imagination et une grande bonté. " [8] Si l'écriture en est réduite, pour communiquer, à ménager sa propre absence, il faut moins y voir la marque de son impuissance que celle de sa participation au monde : elle en reproduit le caractère indécis, jamais définitivement saisissable. Si la vérité de la parole réside moins dans l'expression juste que cherchaient les classiques [9] que dans le "jeu" d'un style, c'est que le monde n'offre pas tant, lui non plus, un lieu de la vérité qu'une série d'événements dont le héros doit trouver le sens. C'est ainsi que le lecteur et le personnage se rejoignent : même si, à la différence du lecteur, Frédéric vit son amour pour Mme Arnoux, celui-ci n'est pas moins mystérieux à ses yeux qu'à ceux du lecteur ; et les faits " Elle monta dedans. La voiture disparut. " ne sont pas moins limpides et cependant inépuisables pour Frédéric que ne le sont les mots pour le lecteur. Pour ce dernier comme pour les protagonistes, les faits et les mots restent toujours à distance comme, au début du roman, sur le bateau, les rives s'offrant au regard du passager qui voudrait les rejoindre et pour lequel " cette chose bien simple n'était pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil ! "

David AGRECH

 

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1 Placée dans Le Rouge et le Noir en épigraphe au chapitre 13 de la première partie et attribuée, pour la forme, à l'abbé de Saint-Réal.

2 Frédéric vient du Havre et, de Paris, il s'en retourne à Nogent ; trois villes reliées entre elles par le fil de la Seine. Dans la préface à sa récente édition de Madame Bovary [Gallimard, " Folio classique ", 2001, p. 20-23], Thierry Laget, qui va jusqu'à parler d'un " livre dicté par le fleuve ", rappelle que le cabinet de travail de l'écrivain de Croisset donnait sur la Seine et montre comment le motif de la rivière est le plus souvent associé chez Flaubert à la question de l'écriture et de l'écoulement de la phrase.

3 Tout ce processus à l'œuvre dans L'Éducation sentimentale se retrouve jusque dans les lettres de Flaubert, comme l'a montré Amélie Djourachkovitch dans une étude consacrée au quatrième volume de la Correspondance publiée dans la Pléiade : " Il est primordial de faire signe […]. Le message épistolaire vaut peut-être moins par son contenu que par l'assurance du rapport affectueux qu'il entretient indéfiniment. " (" En fait de nouvelles " in Revue Flaubert, n° 1, 2001 ; site Flaubert : http://www.univ-rouen.fr/flaubert/).

4 Voir à ce sujet l'analyse de Fabien Tissier dans " Madame Bovary : les mots et la matière " (L'art d'aimer, n° 1, janvier 2000, p. 5). Précisons à notre tour deux fonctions distinctes de ce type de phrases : le " ils ne manquèrent pas à faire des phrases " de la "scène du lac" (Madame Bovary ; III, 3) ou, durant la scène bucolique avec Rosanette, " un besoin le poussait à lui dire des tendresse " (L'Éducation sentimentale ; III, 1) sont précisément pour Flaubert un moyen de se dispenser d'en faire du même ordre ; tandis que dans ce passage de L'Éducation sentimentale, il s'agit, en appelant ainsi le regard critique, d'exposer aux yeux du lecteur le mécanisme même par lequel la parole perd sa vérité.

5 Madame Bovary (II, 12).

6 On pense ici à l'ouverture du troisième livre de l'Histoire de Tom Jones, de Fielding : " nous lui offrons [au lecteur] dans toutes ces périodes l'occasion d'employer la merveilleuse sagacité qui est la sienne à remplir ces espaces de temps vacants de ses propres conjectures " (trad. de Francis Ledoux).

7 Jacques Neefs montre comment, dans Un cœur simple, entre le départ et l'arrivée à la ferme de Geffosses, l'enchaînement des deux paragraphes est le lieu même du voyage : " Pour le lecteur, Flaubert trace ce "blanc" d'une infinie densité qui fait que l'on doit mimer en soi le trajet, pour qu'enfin "on arrive à Geffosses." " On approche ainsi de " la limite même de ce que le récit peut dire, en traçant l'espace de son effacement. " (J. Neefs, " Les silences du récit " in " Resonant themes. Literature, History and the Arts in Nineteenth- and Twentieth- Century Europe. Essays in Honor of Victor Brombert ", North Carolina studies in the romance languages and literatures, n° 263, 1999)

8 Lettre du 2 février 1869 à George Sand.

9 " Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. " La Bruyère, Les Caractères (I, 17).